juin 1967 : le festival de Monterey et l'apogée du rock psychédélique



Jimi Hendrix immole sa guitare lors de son concert à Monterey. 
Depuis 1965, le quartier d’Haight-Ashbury à San Francisco est devenu un centre d’attraction essentiel. Des milliers de jeunes américains, en rupture avec les valeurs de leurs parents, affluent dans ce quartier. Ils rejettent la société consumériste qui domine dans tous les pays capitalistes, dénoncent l’impérialisme américain, à commencer par l’intervention au Vietnam, de plus en plus massive. Ils aspirent à d’autres choses et veulent connaître de nouveaux horizons. A ce titre, les voyages sont célébrés : 
* voyages vers l’Asie, dont les civilisations et les valeurs spirituelles ancestrales fascinent. Nombreux sont les jeunes occidentaux à tenter le voyage en Inde ou au Népal. En 1968, les Beatles se rendent en Inde afin d'apprendre la méditation transcendantale auprès du Maharishi Mahesh Yogi. 
* voyages intérieurs aussi grâce à la consommation de substances hallucinogènes capables d’altérer la conscience et les perceptions, notamment le LSD. Le message est clair, « everybody must get stoned » (« tout le monde doit se défoncer ») comme l’ordonne Dylan. De fait, lors des rassemblements de hippies, une grande partie de l’assistance se trouve sous LSD (trip). 

Affiche du festival
* voyages sonores enfin. Le rock psychédélisme ambitionne, à son tour, de faire planer l’auditoire en utilisant toutes les possibilités offertes par l’électrification des instruments, mais en recourant aussi aux jeux d’ombres et de lumières sur scène (light show). Le bien nommé acid rock, en plein essor, se caractérise ainsi par : 
- la longueur des morceaux, qui s’affranchissent du cadre étriqué de la chanson rock standard, qui excède rarement les trois minutes (en lien aussi avec le format 45 tours). Les titres du Grateful Dead, par exemple, s’épanouissent souvent au-delà des vingt minutes, particulièrement sur scène où ils se lancent dans de riches improvisations. 

George Harrison et Ravi Shankar
- l’utilisation d’instruments rares ou exotiques : sitars et tablas indiens (le guitariste des Beatles George Harrison fait de nombreux émules en utilisant le sitar dont il apprend à jouer auprès de Ravi Shankar), cruche utilisée par le Thirteen Floor Elevators. 
- saturation des instruments, qui permet l’altération des sons, la distorsion, recours à la pédale wah wah ou au fuzz. La perception des notes est modifiée comme la conscience lors d’un trip. Tout ce tient… Hendrix utilise constamment ces procédés afin de produire des sons évocateurs (son morceau Machine gun où on croit entendre des crépitements d’armes). 

Grace Slick et Janis Joplin. 
Les « enfants fleurs » se réunissent bientôt pour écouter les groupes d’acid rock. En janvier 1967, 30 000 spectateurs protestent dans le Golden Gate Park de San Francisco contre la récente interdiction du LSD et écoutent à cette occasion Janis Joplin, Grateful Dead ou encore le Quicksilver Messenger Service. Lors de ces « Human be-in », les participants doivent se libérer et repousser toute forme d’inhibition (amour libre, consommation de drogues et de produits macrobiotiques). 
Le festival pop de Monterey, en juin 1967, constitue le premier véritable festival de musique tel qu’on les conçoit aujourd’hui avec une billetterie, la vente de produits dérivés (alimentation macrobiotique à l’époque, achat de fripes) et la succession des groupes sur scène. 

Pour les observateurs de l’époque, deux ans avant Woodstock, ce festival de Monterey s’avère bien supérieur musicalement au premier, malgré une notoriété moindre. Pendant trois jours, du 16 au 18 juin 1967, il réunit 40 000 personnes dans un champ à 180 km au sud de San Francisco. Les images de Pennebaker, qui filme le festival, révèlent une atmosphère bon enfant entre les participants, souvent défoncés à l’acide. 
Le producteur et un des membres du groupe californien des Mama’s and the Papa’s sont à l’origine du projet, organisé pour aider des associations caritatives. Il n’en coûte qu’un dollar pour écouter de la musique debout. L’affiche rassemble de nombreux groupes phares du moment : les Mama’s and the Papa’s bien sûr ; les folkeux Simon and Garfunkel ; le sitariste indien Ravi Shankar, seul musicien payé, qui demande à une assistance médusée de ne pas fumer pendant ses 3heures de raga ; les Who qui fracassent leurs instruments sur scène au grand dam du public ; le Canned Heat et les Byrds, tous deux dans un jour sans ; Scott Mckenzie, auteur de l’hymne hippie « San Francisco ». 

Le Jefferson Airplane à Monterey.

Surtout,
le festival consacre le triomphe du Frisco sound, la scène rock psychédélique de San Francisco en plein essor, avec la présence de quatre groupes phares :

- Country Joe and the Fish menés par
le “hippie rouge” Country Joe. Ce provocateur né, qui fait scander FUCK aux foules présentes à Woodstock, afin de protester contre l’envoi toujours plus massif de GI’s au Vietnam, doit son surnom à Joseph Staline. En effet, les Américains surnommait ce dernier "country Joe" durant la seconde guerre mondiale. Il milite très tôt dans les milieux contestataires de Berkeley et Oakland. On lui doit une des chansons les plus caustiques sur la guerre du Vietnam: "I feel like i'm fixin' to die rag".

- Le
Grateful Dead (« Le mort reconnaissant ») de Jerry Garcia qui se lance dans des improvisations planantes qui subjuguent l’auditoire. Groupe emblématique de cette période qui est de tous les grands festivals, dans lesquels il joue généralement gratuitement et presque toujours dans un état second.

- Le
Jefferson Airplane (le nom désigne des allumettes en carton destinées à allumer des joints), auteur d’un White rabbit d’anthologie, compte rendu musical d’un trip digne d’ « Alice au pays des merveilles » de Carroll. Tandis que Somebody to love reste un de leurs plus grands succès.

La chanteuse du groupe,
Grace Slick, s'impose rapidement comme la figure clef de la bande. Engagée, elle se noircit le visage pour marquer son soutien aux Noirs du sud des EU toujours victimes de discriminations. Provocatrice, elle n'hésite pas à chanter torse nu et à proférer des obscénités sur scène, comportements inadmissibles dans une Amérique toujours très puritaine.

Lors du festival, elle crève l'écran. Pennebaker, le réalisateur du film sur le festival, braque presque exclusivement sa caméra sur Slick, ce qui suscite des tensions ausein du groupe.
Quoi qu'il en soit, l'Airplane reste incontestablement un groupe phare du Frisco sound.

Le ball and chain déchirant de Janis Joplin à Monterey.

- Enfin,
le Big Brother and the Holding company mené par Janis Joplin, une jeune texane écorchée vive qui hurle le blues et entre en communion avec le public auquel elle se livre totalement, comme l’atteste le Ball and Chain d’exception qu’elle interprète à Monterey. La prestation de Joplin représente un des sommets du rassemblement.

L'audience du Big Brother et de sa chanteuse reste plutôt confidentiel. Ils ne font pas partie des stars et ne sont programmés le samedi après-midi. Le concert remporte un immense succès et le groupe se voit proposer un second concert, le dimanche soir, en clôture du festival. C'est ce concert qui est filmé par Pennebaker. Moins réussi que le précédent, il prouve cependant à quel point Janis constitue la clef de voûte de la formation.
Sur scène, elle donne le meilleur d'elle même sur scène. Complètement libérée, elle se livre totalement au public, s'abandonne à lui.

Hendrix dans ses oeuvres: wild thing en l'occurence..
Deux autres quasi-inconnus (en tout cas pour un public blanc californien) sont consacrés à Monterey.

-
Jimie Hendrix, un guitariste originaire de Seattle, est parfait inconnu dans son pays. Brian Jones des rolling stones l'introduit sur scène par ces mots: "le guitariste le plus excitant que j'aie jamais vu.

D'emblée, il livre une leçon de guitare. Sa présence magnétique captive le public. Il tire de sa guitare des sons inconnus jusqu'alors, maîtrisant distorsions et larsens. Il joue au dessus de sa tête, dans son dos, avec ses dents et ermine son show en embrasant sa guitare stratocaster, avant de la fracasser. Le public, médusé, se souviendra longtemps de ce concert inouï.

-
Otis Redding, l'immense soulman de l'écurie STAX de Memphis, livre un concert remarquable, dont l’énergie se communique à un public déchaîné, peu habitué aux sonorités chaudes de la soul sudiste. Après cette prestation Redding pense avoir conquis ce public blanc qui le boudait jusque là. De fait, il remportera un immense succès avec son Sittin on the dock of the bay, mais un succès posthume, puisqu'il trouve la mort avec son groupe, les Bar-Kays, dans un accident d'avion.

Big O, une des trois grandes révélations du festival.


Au bout du compte, le festival est une grande réussite en plein Summer of love. Succès commercial, artistique, le festival ouvre une longue série d'autres rassemblements musicaux. Il place sur la carte du rock deux figures centrales qui accèdent au rang de mythe : Janis Joplin et Jimie Hendrix. Les excès et le désenchantement n'ont pas encore atteint le mouvement qui se délitera deux ans plus tard.

Sources :
— La série Summer of love dans les archives du Monde 2, notamment le troisième épisode consacré au festival de Monterey (le Monde daté du 14 juillet 2007).
— Le formidable "Protest song, la chanson protestataire dans l'Amérique des Sixties" d'Yves Delmas et Charles Gancel, éditions Textuel, 2005.