Janequin - Les cris de Paris


'Les cris de Paris'
La chanson parisienne 
Principale résidence de la cour itinérante du roi de France et haut lieu du mécénat, Paris était au XVIe siècle une ville phare pour les musiciens. Aussi bien y voit-on un chanteur-compositeur comme Claudin de Sermisy y faire ses débuts comme simple clerc de la Sainte Chapelle (l’église paroissiale de l’île de la Cité) tandis qu’un Clément Janequin vieillissant y achève sa carrière en qualité d’escholier à la Sorbonne. Dans ce bouillonnant creuset lettrés et musiciens unissaient leurs talents, et les chansons fleurissaient, parlant tantôt d’amour - courtois et languissant dans Hellas amour, d’un érotisme débridé dans Un jour Robin, gaillardement rustique dans Mirelaridon et La meusnière de Vernon dont le thème est le malmarié ou mari trompé – tantôt d’occupations plus ou moins débonnaires telles que la chasse, la guerre ou les cris de Paris. Ces pièces variaient grandement du point de vue stylistique, certaines privilégiant le raffinement contrapuntique de la chanson traditionnelle, d’autres se contentant de mélodies plus épurées à la « nouvelle mode », d’autres enfin optant pour la brillante virtuosité de la chanson narrative ou descriptive. Si, au fil des siècles, ces différences se sont trouvées gommées, pour un musicien de la Renaissance, en revanche, ces styles étaient aussi éloignés les uns des autres que le seraient de nos jours la musique d’avant-garde atonale et celle dite « légère » ou « de salon ».
A tort ou à raison, n’importe quelle chanson ayant vu le jour dans la capitale n’a pas droit à l’estampille de « chanson parisienne » qui demeure réservée à un style de pièce vocale bien particulier dont le célèbre Tant que vivray de Sermizy constitue l’exemple par excellence : une solide mélodie à la voix supérieure, des phrases claires enrichies de cadences, un contrepoint plutôt discret, et quelques couplets répétés – autant de caractéristiques visant à mettre en valeur la sobre élégance et la clarté du texte. C’est en grande partie à Pierre Attaingnant, libraire imprimeur parisien ayant pignon sur rue que nous devons cette classification. Son échoppe du Pont Saint Michel produisit vers la fin des années 1520 une impressionnante collection de « chansons nouvelles » - œuvres de musiciens parisiens à la mode comme Claudin de Sermizy (compositeur très en vogue à la cour dans les années 1530), Pierre Certon (Maître de chœur à la Sainte Chapelle), et Pierre Sandrin qui, jusqu’à ce qu’il parte tenter sa chance en Italie fut, à l’instar de Sermizy, rattaché à la Chapelle Royale. En 1528, Attaingnant, qui entretenait des liens privilégiés avec la cour, se vit généreusement octroyer des droits d’exclusivité par le roi. Dix ans plus tard, il sera nommé imprimeur officiel de Sa Majesté – position idéale pour satisfaire les desiderata des membres de la cour tout en faisant travailler les compositeurs parisiens en quête de gloire.
Certaines de ces chansons suscitèrent une formidable émulation et atteignirent des sommets de popularité. Tel fut le cas du premier recueil publié par Attaingnant en 1528 et qui donna lieu à de nombreuses réimpressions et remaniements. Tant que Vivray fut republié presque aussitôt – en 1529 – dans une version instrumentale, puis une autre pour luth. (Le même recueil comporte également une version remaniée de la chanson anonyme Le jaulne et blanc.) Aupres de vous, vraisemblablement de Sermizy bien qu’attribuée à Jacotin, constitue la base de Fricassée, pièce anonyme publiée en 1531. Il s’agit d’un truculent pot-pourri mêlant allégrement des vers empruntés ça et là à des chansons toutes publiées par Attaingnant au cours des quatre années antérieures (dont, notamment, Tant que vivray et Dont vient cela). Délicieux passe-temps ou abominable casse-tête, démêler les références textuelles et musicales d’un tel imbroglio était un défi que n’aurait pas manqué de relever tout vrai connaisseur de la Chanson parisienne. La mélancolique pavane Doulce mémoire, publiée en 1538, fut adaptée plusieurs dizaines de fois, et servit, entre autres, comme matériau de base à deux messes des grands contrapuntistes Orlande de Lassus et Cipriano da Rore. Le fait que le texte en ait été attribué au grand poète Clément Marot explique sans doute en partie ce fracassant succès - même s’il est plus vraisemblable qu’il ait été écrit par le roi François Ier lui-même durant sa captivité en Italie à l’issue de sa défaite à Pavie en 1525.
Non moins populaires étaient les chansons de Clément Janequin, qui firent de nombreux émules parmi les instrumentistes. Véritables feux d’artifice d’onomatopées, des œuvres comme La guerre, Le chant des oyseaulx et La chasse s’attachaient à reproduire le tintamarre de la fanfare ou les aboiements des chiens, en exploitant des motifs mélodiques brefs et répétitifs rehaussés de jeux rythmiques pleins de vie et d’inventivité. Quoi que s’apparentant à un style de Chanson parisienne très différent de Tant que vivray, ces pièces n’en demeurent pas moins typiques des œuvres figurant au catalogue du célèbre imprimeur. Dans les couplets amoureux du Chant des oyseaulx le « Sansonnet parisien » occupe une place de choix, mais on ne saurait faire plus authentiquement parisiens que Les cris de Paris. Evocation animée des métiers de rue, il y est entre autre question d’une invitation à « se rincer le gosier » dans une taverne de la « rue de la Harpe » opportunément située à deux pas de l’imprimerie d’Attaingnant, et où les compositeurs allaient vraisemblablement lever le coude lorsqu’ils rendaient visite à leur éditeur.
Si Janequin ne vint s’installer à Paris que dans les années 1540, nous savons qu’il entretenait des liens privilégiés avec la cour de France depuis bien avant cette époque et que ses œuvres furent dès le départ publiées par Attaingnant. Parmi les provinciaux qui parvinrent à se frayer un chemin jusqu’à l’illustre imprimeur en écrivant dans le nouveau style parisien, nous citerons Guillaume Le Heurteur, prêtre et chapelain de l’église Saint Martin de Tours, et Passereau, d’abord rattaché à la cathédrale de Cambrai puis à celle de Bourges, bien qu’ayant été au service de François Ier avant son accession au trône. Comme Janequin, Passereau avait fait des pièces narratives et descriptives sa spécialité, et son Il est bel et bon, avec son merveilleux concert de poules caquetantes, connut un tel succès qu’il fut, dit-on, chanté jusque dans les rues de Venise. Le Hellas amour de Le Heurteur s’apparente davantage au style parisien lyrique, bien qu’enrichi de détails contrapuntiques absents des œuvres habituellement citées comme exemples de ce type de musique. Nous ne savons que fort peu de choses concernant Gentian et De Bussy, mais il est probable qu’un musicien de moindre renommée, dès lors qu’il était parisien, avait plus de chances de se faire éditer par Attaingnant qu’un artiste de province de talent équivalent. Guillaume Morlaye séjourna selon toute vraisemblance à Paris, tout au moins jusqu’en 1560. Entre autres occupations, il exerça les métiers de luthiste, éditeur, compositeur et marchand d’esclaves. A la fin des années 1550, la maison Attaingnant étant sur le déclin, Morlaye dut faire publier ses premières œuvres chez l’imprimerie plus modeste de Michel Fezandat. Mais sa musique pour luth et guitare n’en comprend pas moins des adaptations de chansons parisiennes ainsi que des pièces comme la gaillarde – une danse très enlevée à trois temps. Les gaillardes, basées sur des mélodies italiennes, sont en partie l’œuvre du luthiste italien Pietro Paulo Borrono, et firent leur apparition dans un manuscrit qui ne fut attribué que relativement récemment à Morlaye et que ce dernier compila à une époque où son odyssée parisienne n’était déjà plus qu’un lointain souvenir.
Jonathan Le Cocq, Novembre 2004