Georges MIGOT (1891-1976)



I°) Le musicien :

Georges Migot est né à Paris le 27 février 1891. Après avoir fait ses études secondaires au Lycée Charlemagne, il obtient de son père, pasteur et médecin, qui souhaitait le destiner à la médecine, l’autorisation de se consacrer à la musique. Il travaille avec Jules Bouval (harmonie) et Jean-Baptiste Ganaye (contrepoint), puis entre au Conservatoire. En janvier 1913, il est admis dans la classe de composition de Charles-Marie Widor. Il a déjà publié divers essais, dont une Sonate en ut mineur pour violon et piano (Paris, Mathot, 1911), marquée par l’influence de Beethoven. Au Conservatoire, il peut assister en auditeur à toutes les classes instrumentales et suit régulièrement l’enseignement de Maurice Emmanuel (histoire de la musique), de Vincent d’Indy (orchestre), de Guilmant et de Gigout (orgue).
Soldat, il est blessé en août 1914 et, après une longue convalescence, reprend ses études qui lui valent l’intérêt de Nadia Boulanger et l’amitié d’Henry Expert, et que couronnent le Prix Lili Boulanger en 1918, le Prix Lepaulle en 1919 (Trio pour violon, alto et piano) et le Prix Halphen en 1920 (Quintette pour cordes et piano).
Au cours de cette période qui voit naître quelques-unes de ses oeuvres les plus fréquemment jouées (Le Paravent de laque aux cinq images par exemple), Migot se consacre également à la peinture, encouragé par Jules-Emile Zingg, et rédige ses Essais pour une esthétique générale (1915). Il y oppose notamment les arts initiatiques, égyptien, gaulois, roman et gothique, à l’art hellénique du Ve siècle et souligne l’originalité et la singularité de l’esprit français. Le Prix de la Fondation Blumenthal pour la Pensée et l’Art français, qui lui est décerné en 1921 pour l’ensemble de son oeuvre, lui ferme l’accès du Prix de Rome pour lequel il s’était présenté deux fois sans succès au concours d’essai en 1919 et en 1920. Il n’a désormais ni le temps ni le désir de briguer une consécration académique.

II°) Le style :

Sans se rallier au langage ni au style debussystes, Migot poursuit à ses débuts les recherches de climat, d’architecture et de couleur des Images pour orchestre et de Jeux. La mobilité extrême de la pensée musicale, le côté mouvant des lignes, des rythmes et des couleurs caractérisent ses oeuvres écrites jusque vers 1927, ainsi que l’expression raffinée, parfois même précieuse, d’une réalité toujours intensément poétique (Préludes pour piano en deux cahiers, Quatuor pour flûte, violon, clarinette et harpe, Livre de divertissements français). La composition y est basée non plus sur des formes classiques mais sur les rapports d’eurythmie (voir Essais pour une esthétique générale) qui peuvent exister entre différentes idées musicales. N’étant pas astreintes à un travail thématique, elles s’expriment en des lignes amples, des harmonies fluctuantes et des rythmes sans insistance. La souplesse de cet art évoque le prélude libre des luthistes français du 17ème siècle auxquels Migot doit alors une écriture très ornée (2ème cahier des Préludes pour piano). Ses recherches restent cependant constamment basées sur l’idée de continuité mélodique. Dans les grandes oeuvres de cette période (Les Agrestides, Hagoromo, Le Rossignol en amour, les trois Suites, La Jungle), Migot semble réaliser une synthèse entre Debussy et Fauré avec une force expressive qui n’appartient qu’à lui.
Puis son écriture se dépouille d’une ornementation parfois exubérante, tend de plus en plus vers une polyphonie horizontale par laquelle il se rattache à la tradition humaniste : « chaque instrument chaque voix doit pouvoir chanter ce qui lui est confié ». Le sens architectural de la courbe, l’aspect plastique des lignes, leur cheminement mélodique toujours imprévisible, parce qu’en dehors de la notion d’accord et de l’idée de fonction, sont des éléments absolument personnels et neufs de sa polyphonie. Bien qu’elle n’attribue pas à la fugue ni au fugato un rôle prépondérant, elle n’ignore aucun des procédés de composition réputés les plus savants (Le Capricorne du Zodiaque pour piano, Le Sermon sur la montagne, Sonate fuguée pour orgue, Requiem, etc.). Vers 1930, Migot achève de se forger un langage d’une totale originalité et, se détournant de toute anecdote, atteint ses premiers sommets (Le Zodiaque, Les Poèmes du Brugnon, Trio pour violon, violoncelle et piano, Le Sermon sur la montagne et La Belle et la bête). Bien qu’usant de modes mélodiques librement construits, son langage reste basé sur le diatonisme avec de fréquentes tournures pentatoniques, le chromatisme n’étant pas accepté comme élément structurel. Dans le domaine de la couleur, le peintre et le musicien sont préoccupés d’une harmonie d’ensemble où rien ne vient détruire l’équilibre architectural des teintes. Sur le plan harmonique, ceci se traduit non par une recherche de tension mais par un style d’équilibre. Les accords dissonants y sont totalement assimilés et réalisent une ambiance qui, d’un point de vue esthétique, pourrait être mise en parallèle avec l’ambiance harmonieuse apaisée de la musique de la Renaissance.

III°) L’œuvre :

1°) Œuvres instrumentales :

a) Pour instruments solistes :

Pour le piano : 8 Préludes (1925) en 2 cahiers ; Ad usum Delphini (1927-28) ; Le Petit Fablier (1927) ; Prélude, Salut et Danse (1927) ; Le Zodiaque (1931-32), 12 études de concert ; Le Calendrier du petit berger (1932), 12 pièces ; 3 Nocturnes dantesques (1933-34) ; La "Nimura" (1934) ; Le Livre d’Anne-Marie (1939) ; Sonate "Polonia" (1939) ; 5 Etudes en forme de suite pour la main droite (1941) ; 4 Nocturnes (1945-46) ; 12 Préludes (1946-47) ;Sonatine sur les touches blanches (1950). - Pour deux pianos ou piano à quatre mains :Prélude à deux (1931), 2 clavecins (ou 2 pianos, ou clavecin et harpe) ; 8 Préludes hors du temps (1957), SEDIM.

Pour l’orgue : Le Tombeau de Nicolas de Grigny (1931) ; 1er Livre d’orgue (1937) ;2e Livre d’orgue (1954-71) ; Déploration (1965).

Pour la harpe : Sonate luthée (1949).

Pour la guitare : Pour un hommage à Claude Debussy (1924), SEDIM ; Sonate (1960) - Pour deux guitares : 2 Préludes (1961) et Sonate (1962), SEDIM - Pour flûte et guitare : Sonate (1965), SEDIM - Pour chant et guitare : 3 Chansons de joie et de souci (1969, P. Moussarie), SEDIM.

Pour divers instruments seuls : Sonate pour violon (1951), SEDIM ; Sonatine pour violon (1959), SEDIM ; Sonate pour alto (1958), SEDIM ; Sonate pour violoncelle(1954), SEDIM ; Suite de trois pièces (1931), flûte ; 2e Suite "Eve et le serpent" (1945), flûte, SEDIM ; Etudes permodales (1967) pour divers instruments à vent ou pour la voix, SEDIM ;Le Mariage des oiseaux (1970), 28 monodies pour flûte seule, SEDIM.




b) Musique de chambre :

Pour violoncelle et piano : 1er Dialogue en 4 parties (1922) , 2ème Dialogue(1929) ; 3 Pièces (1932) ; Madrigal (1945).

Pour divers instruments à vent et piano (ou orgue) : Sonate pour flûte et p. (1945) ; 1ère Sonatine (1957), flûte à bec soprano et p., Kassel, Baerenreiter Verlag ; 2e Sonatine (1959), flûte à bec soprano et p., Mayence, Schott ; 3 Fantaisies (1968), pour flûte, pour clarinette, pour hautbois et p. ; Communions pour une liturgie (1972), flûte et orgue, SEDIM.

Pour deux instruments sans piano : Suite en trois mouvements (1929), violon et violoncelle ; 6 Petits Préludes (1927), 2 flûtes ou flûte et violon ; Suite (1957), 2 flûtes à bec, Kassel, Baerenreiter Verlag ; Sonate (1965), flûte et guitare, SEDIM.

Trios : Trio (1918-19), violon, alto et piano ; 1er Livre de divertissements français(1925), flûte, clarinette et harpe ; Concert (1929), flûte, violoncelle et harpe ; Livre des danceries (1929), flûte violon et piano ; Trio (1935), violon, violoncelle et piano ; Trio d’anches (1943-44) ; Trio à cordes (1944-45), SEDIM ; Trio (1968), flûte, violoncelle et clavecin, SEDIM.

Quatuors : Le Paravent de laque aux cinq images (avant 1917), 2 violons, alto et piano ; Cinq Mouvements d’eau (avant 1917), quatuor à cordes n° 1 ; Quatuor (1924), flûte (ou violon), violon, clarinette (ou alto) et harpe.

Quintettes : Quintette "Les Agrestides" (1919-20), quatuor à cordes et piano ; Quintette à vent (1954).

c) Orchestre :

Le Paravent de laque aux cinq images (av. 1917, orch. 1920) ; Les Agrestides (1919-20), symphonie n° 1 ; Trois Epigrammes (1921, orch. 1922) ; Symphonie n° 2 (1927), SEDIM ; Prélude, Salut et Danse (1927, orch. 1931), orch. à cordes ; Prélude pour un poète (1928-29) ; Le Livre des danceries (1929) ; Le Verseau, Le Taureau, Les Gémeaux, Le Lion, Le Sagittaire, orchestration (1939) de 5 pièces du Zodiaque ; Symphonie n° 3 (1946-47), orchestration (1949) de 5 Préludes pour piano ; Symphonie n° 4 (1946-47), orchestration (1949) de 7 Préludes pour piano ; Sinforia da chiesa (1955), symphonie n° 5 pour les vents ; Symphonie pour cordes, symphonie n° 6, version pour orch. (1951) du Trio à cordes,Billaudot ; Une Danse (1951), Billaudot ; Symphonie n° 7, version pour orch. de chambre (1953) de la Sonate pour orgue, inéd. ; Symphonie n° 8, version pour 10 instr. à vent (1954) de la Sonate pour orgue, inéd. ; Polyphonie (1958) sur La Chute d’Icare de Breughel, Billaudot ; Phonie sous-marine (1960), inéd. ; Symphonie n° 10 (1962), Billaudot ;Symphonie n° 11 (1963) pour les vents, inéd. ; Symphonie n° 12 "Les Nombres" (1964), Billaudot ; Introduction pour un concert (1964), orch. de chambre ou dixtuor, SEDIM ;Symphonie n° 13 "d’Espace et de Temps, de Musique et de Danse" (1967).

Instrument soliste et orchestre : 1er Dialogue (1922, orch. 1925), violon et orch. ; Dialogue (1922, orch. 1926), violoncelle et orch. ; Suite pour violon récitant (1924) ; Suite pour piano principal (1925-26) ; Suite en concert pour harpe (1926) ; La Jungle (1928), orgue et orch. ; Partition d’orch. (1931) pour accompagner la Fantaisie sur des airs nationaux polonais de Chopin ; 2 Pièces (1934), piano, choeur et orch. : Concerto pour piano (1962), Billaudot ; Concerto pour clavecin (1964) et orch. de chambre, SEDIM.

2°) Œuvres vocales :

a) Mélodies :

Mélodies et chants sans accompagnement : Hommage à Thibault de Champagne (1924, Tr. Klingsor), 5 monodies ; Trois Monodies (1927, Tr. Klingsor) ; Etudes permodales (1967) pour la voix ou pour divers instruments, SEDIM ; 3 Chants (1928, P. Fort), 2 voix.
Mélodies pour chant et piano : 7 Petites Images du Japon (avant 1917, cycle de Heian, IXe s.) ; 4 Mélodies (1917, G. Kahn) ; 3 Chants (1922, Tr. Derème) ; Elégie à Clymène(1926, Tr. Derème) ; La Surprise amoureuse ou la Belle endormie (1926, poésie populaire du XVIIe s.) ; 3 Chants pour trois poètes (1929, E. de Thubert, Ph. Chabaneix, N. Ruet) ; 3 Poèmes (1930, G. Normand) ; 2 Chants (1932, G. Ville) ; Poèmes du Brugnon (1933, Tr. Klingsor), 17 mélodies ; 3 Berceuses chantées (1934, M. Gevers) ; 2 Mélodies (1938, J. Pourtal de Ladevèze) ; 3 Chansons de Margot (1932, Ph. Lebesgue), 2 voix et piano.
Mélodies avec divers instruments : 3 Chants suivis d'un air à vocalises (avant 1923, A. Spire), avec quatuor à cordes ; 2 Stèles (1925, V. Segalen) avec harpe, célesta, tam-tam, cymbale et contrebasse ; Reposoir grave, noble et pur (1932, Ch. de Saint-Cyr) avec flûte et harpe ; 3 Chansons de joie et de souci (1969; P. Moussarie) avec guitare, SEDIM.

b) Chœurs (a capella sauf mention spéciale) :

Double choeur (1923, Ch. Péguy) ; Cloche d'aube (1924, Paul Fort), 8 voix de femmes ;3 Choeurs (1935, Ph. Lebesgue), 3 voix d'hommes ; Saint Germain d'Auxerre (1947), voir à oratorios ; Suite pour piano et choeurs en vocalises (1947-48) ; 10 Quatuors vocaux (1949) ;Le Petit Evangéliaire (1952, G. Migot), 9 choeurs, Ed. de la Schola Cantorum ; 10 Noëls anciens (1952), Amis de G. Migot ; 6 Chansons (1954, G. Migot), 3 voix égales ; 5 Choeurs(1969), Amis de G. Migot ; 7 Chœurs (1965, P. Moussarie), A Cœur Joie.

c) Cantates profanes :

Le Cortège d'Amphitrite (1923, A. Samain), 4 voix et quatuor à cordes ; Vini vinoque amor (1937, G. Migot), 1ère version pour mezzo, ténor, flûte, violoncelle et piano, SEDIM, 2e version pour orch. de chambre (orch. 1961), matériel aux Amis de G. Migot ; Cantate d'amour (1956, G. Migot), soli, chœur et orch. ; Cantate de la vie meilleure (1956, G. Migot), chœurs d'enfants, d'adolescents, chœur mixte et orch. ; Du Ciel et de mer (1961, G. Migot), chœur d'enfants, chœur de femmes et orch., Billaudot ; La Sulamite (1969), soli, chœur et orch. de chambre ; L'Arche (1971, G. Migot), soprano solo, chœur à 3 voix de femmes et orch., SEDIM.

d) Musique religieuse :

Musique liturgique : Requiem (1953), chœur à capella, Amis de G. Migot ; 3 Pièces (1957) à 3 voix égales a capella (Quasimodo, Pâques, Trinité), Amis de G. Migot ; Liturgie oecuménique (1958-59), 3 voix égales et orgue.

Oratorios, cantates, psaumes : Psaume XIX (1925), chœur et orch. (il existe une version pour petit orchestre) ; Le Sermon sur la montagne (1936), 5 soli, chœur, orch. à cordes et orgue ; La Passion (1941-42), 12 épisodes pour soli, chœur et grand orch. ;L'Annonciation (1945-46), 2 soli, chœur et femmes et orch. à cordes, SEDIM ; Saint Germain d'Auxerre (1947), 4 soli et 3 chœurs mixtes a capella ; La Mise au tombeau (1949), petit chœur mixte et quintette à vent, SEDIM ; Les Nativités (1951, G. Migot), chœur mixte et orch. à cordes ; Psaume CXVIII (1952), chœur, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, timbales et batterie, Amis de G. Migot ; La Résurrection (1953), 3 soli, chœur et orch. de chambre, SEDIM ; La Nativité de Notre Seigneur (1954), 3 soli, chœur, basson et quatuor à cordes, Amis de G. Migot ; Nuit pascale et Résurrection (1955), 5 soli, chœur et orch. de chambre, Billaudot ; L'Ecclésiaste (1963), baryton solo, chœur et orch., Billaudot ; In Memoriam (1963, G. Migot), chœur et orch., Billaudot ; De Christo (1971-72), baryton, chœur mixte, flûte et orgue, SEDIM.

3°) Musique théâtrale :

Hagoromo (1920-21, L. Laoy), symphonie lyrique et chorégraphique, Monte-Carlo, 9.5.1922 ; La Fête de la Bergère (1924), ballet d'après les 3 Epigram-mes, Paris, Théâtre Beriza, 1925 ; Le Rossignol en amour (1926, G. Migot), opéra de chambre, Genève 2.3.1937 ;Conte de fées (1938, G. Migot), opéra chorégraphique, inéd. ; Mystère orphique (1948, G. Migot), polyphonie chorégraphique, plusieurs voix à l'unisson et orch. de chambre, matériel aux Amis de G. Migot ; Le Zodiaque (1958-60), chorégraphie lyrique en 4 actes et 12 tableaux, soli, chœur et orch., (œuvre différente du Zodiaque pour piano), inéd.


Un compositeur méconnu : Georges Migot

par Marc Honegger


Le cas de Georges Migot (1891-1976) est tout à fait singulier dans la musique française du XXème siècle. Compositeur doué d'une puissance créatrice exceptionnelle, doué par ailleurs pour la peinture et la poésie, il ne trouvera guère de temps dans sa vie bien remplie pour promouvoir ses oeuvres et préfèrera se consacrer à la création. Il en est résulté une oeuvre monumentale, englobant tous les genres, mais dont la connaissance reste encore confinée à un cercle d'admirateurs convaincus. Par sa qualité musicale, par la richesse de sa substance même, nourrie de toutes les curiosités de l'homme, de tout son savoir et de tous ses talents, elle compte parmi les plus hautes réalisations de l'esprit humain en musique.

Georges Migot et le chant choral

Né en 1891, Georges Migot appartient à une génération de musiciens français - Darius Milhaud, Francis Poulenc...- pour qui le chant choral a beaucoup compté. C'est pourtant lui qui s'est consacré avec le plus de détermination et de bonheur à l'art du chant choral sous toutes ses formes. Si la musique vocale représente une moitié de sa très abondante production (1), le chant choral en est une partie essentielle, tant par le nombre des oeuvres, leur importance musicale que par leur qualité intrinsèque. L'ensemble est impressionnant : quelques 68 titres, beaucoup d'entre eux regroupant plusieurs pièces, partagés entre chœurs à voix égales avec ou sans instruments, quatuors vocaux, chœurs, double chœurs, triples chœurs a cappella, chœurs et instruments, chœurs et orchestre. Toutes les formations imaginables sont représentées par des oeuvres marquantes. Devant la difficulté d'appréhender ce corpus, une brève définition du style musical de Georges Migot s'impose. "J'affirme que la ligne, même dans sa plus petite fragmentation que constitue l'intervalle compris entre le passage d'une note à une autre, demeure le moyen le plus expressif de la musique." cette profession de foi est le point de départ de son oeuvre et représente une conception de l'écriture dont il ne se départira pas au cours de sa très longue vie créatrice. Elle l'entraînera vers la réalisation d'une polyphonie où "chaque voix, chaque instrument doit pouvoir chanter ce qui lui est confié". Atteinte dès avant les années 30, cette polyphonie n'est pas fondée sur un schéma harmonique préconçu - en cela réside sa véritable nouveauté- et sa fluidité inclut de nombreux contrastes et de fortes oppositions expressives. Les procédés traditionnels de l'écriture contrapuntique y sont certes utilisés, mais sans esprit de système : le fugato est, plutôt que la fugue, l'augmentation d'un thème et de son traitement "en choral", le renversement des intervalles ou miroir (Sanctus du Requiem a cappella), le récurrence ou écrevisse (Première béatitude du Sermon sur la Montagne, Noël du Petit Evangéliaire) etc., mais le plus souvent l'écriture est libre. Le texte n'y est pas toujours réparti comme à la voix supérieure, d'où un effet de fonds mouvants, diversement colorés au gré des rencontres vocaliques. À tout cela il convient d'ajouter le procédé de la modulation modale qui transforme les thèmes et leur expression en les faisant partir successivement de différents degrés d'une même échelle (Introït du Requiem a cappella, Le Ministère de Jésus du petit Evangéliaire).
Poète lui même, Migot se montre constamment attentif au rapport du texte et de la musique. Si le poème lui apporte une ambiance générale, il lui offre également des sonorités dont il sait profiter, des images, des symboles, une rhétorique. Mais chez Migot, l'illustration du texte se fait au second degré. On relève certes, ici et là, quelques figuralismes évidents, mais c'est le sens général, l'"au-delà des mots", qui importe au musicien plus que le détail anecdotique. Par ailleurs, il ne se contente jamais d'un simple récitatif où le texte serait déclamé avec justesse, mais lui adjoint des mélismes et des vocalises qui créent une ambiance et constituent le prolongement poétique, psychologique ou mystique du texte. Ecriture syllabique et mélismatique sont donc étroitement imbriquées chez Migot.
Dans l’œuvre de Georges Migot, les sujets poétiques et la musique profane dominent très largement jusqu'en 1936, puis à la suite de la composition du Sermon de la montagne, ce sont les thèmes religieux, philosophiques ou méditatifs qui vont progressivement l'emporter, sans toutefois occulter totalement l'expression d'une affectivité exceptionnellement riche. La grande oeuvre de Migot, c'est son cycle de six oratorios consacrés à la vie du Christ, un ensemble dont il n'existe pas d'équivalent dans l'histoire de la musique : l'Annonciation (1946), pour 2 soli, chœur à 3 voix de femmes et orchestre à cordes (durée : 15 minutes environ) ; La Nativité de Notre Seigneur (1954), pour 3 soli, petit chœur mixte, flûte, basson et quatuor à cordes (durée : 35 minutes environ) ; Le Sermon sur la Montagne (1936) pour 5 soli, chœur mixte, orchestre à cordes et orgue (durée : 1h20 environ) ; La Passion (1941-42), pour 2 soli (d'autres soli tirés des chœurs), chœur mixte et grand orchestre (durée : 1h45 environ) ; La Mise au tombeau (1949), pour petit chœur mixte et quintette à vent (durée : 18 minutes environ) ; La Résurrection (1953), pour 3 soli, chœur mixte et orchestre de chambre (durée : 35 minutes environ). Migot n'y a pas cherché à raconter une histoire, d'où son renoncement au personnage traditionnel du récitant dont ni Frank martin dans Golgothan, ni Krystzof Penderecki dans Passio et mors Domini...secundum Lucam n'ont cru pouvoir se passer. Migot s'est efforcé de placer l'auditeur en situation de témoin fervent des moments de la vie du Christ qu'il évoque. Uniques en leur genre, non tributaires de formes héritées du passé, non confessionnelles en ce qu'elles ne sont pas destinées à un office religieux, ces six oeuvres profondément impressionnantes s'attachent au Christ sans aucune glose et semblent directement issues du mouvement œcuménique du XXème siècle.
Ce cycle achevé, ou sur le point de l'être, Migot va le reprendre dans un style plus familier, sur des textes à lui, proches de l'esprit des Noëls des XVème et XVème siècles, dans 9 chœurs a cappella du Petit Evangéliaire (1952) : 1. L'Annonciation, 2. Noël, 3. La Fuite en Egypte, 4. Le Ministère de Jésus, 5. Les Rameaux, 6. La Crucifixion, 7. La mise au tombeau, 8. La Résurrection, 9. Cantique. L'écriture s'y fait plus ramassée, plus verticale aussi, sans toutefois renoncer à faire chanter les différentes voix. Guère de rhétorique musicale dans cette oeuvre, mais une émotion poignante, culminant dans le Ministère de Jésus et surtout dans la Crucifixion à propos de laquelle on ne peut s'empêcher d'évoquer le Christe du fameux retable d'Isenheim de Matthias Grünewald. Une dernière fois en 1972 le Christ sera le centre d'une oeuvre singulière : De Christo initiatique, pour baryton Martin solo, chœur mixte, flûte et orgue. Ici tout sentiment humain semble s'abolir dans la transparence cristalline d'un diatonisme strict, "sur les touches blanches", introduisant à un monde spirituel mystérieux auquel le compositeur se réfère en exergue : "Le Divin se révèle et se cache à la fois dans l'éblouissance de Sa Lumière".
À côté de ces oeuvres clés, il faut en citer d'autres non moins réussies, telles que l'Arche (1971), pour soprano solo, chœur de femmes et orchestre, le Psaume 19 (1925), pour chœur mixte et orchestre, De L'Ecclésiastre (1963), pour baryton Martin solo, chœur mixte et orchestre, La Sulamité (1969), opéra de concert pour soli, chœur mixte et orchestre de chambre, Les Nativités (1951) pour chœur mixte et orchestre à cordes, et surtout l'extraordinaire Saint Germain d'Auxerre (1946), oratorio-chanson de geste pour 4 soli et 3 chœurs mixtes a cappella. Unique dans l'histoire de la musique par sa formation exclusivement vocale et ses proportions, cette oeuvre est cependant plus facile à monter qu'il n'y paraît. "Durant plus d'une heure et demie, Georges Migot sait, en tirant parti des moyens donnés, créer une oeuvre diverse - et une cependant - à laquelle pas un instant ne semblent faire défaut les possibilités instrumentales refusées. D'ailleurs, par les vocalises un climat orchestral fictif est crée, d'une richesse et d'une couleur surprenantes" (Dictionnaire des oeuvres de l'art vocal, Paris, Bordas, 1991-92). Parmi les oeuvres chorales de vastes proportions, il faut encore mentionner la Cantate d'Amour (1950), opéra de concert pour 2 soli, chœur mixte et orchestre, l'une et l'autre sur des textes du musicien. Il ne faudrait pas non plus négliger une oeuvre ancienne qui est un véritable sortilège sonore, Le Cortège d'Amphitrite (1923), pour 4 voix et 4 archets (ou chœur mixte et orchestre à cordes), remarquable de puissance évocatrice.
Mais pour établir un premier contact avec la musique chorale de Georges Migot, il semble préférable de se tourner vers des œuvres de dimension et de formation plus modestes, ce qui ne signifie nullement qu'il s'agisse d’œuvres secondaires.
On peut s'étonner que les Trois Chœurs, 2 voix de femmes et piano (1935), sur trois chansons de Margot de Philéas Labesgue ne tiennent pas une place plus importante dans la pratique chorale d'aujourd'hui. "Dans ces pages remplies d'un charme discret et délicat, où perce une ironie légère, tout respire la bonne humeur" (Dictionnaire des oeuvres de l'art vocal, Paris, Bordas, 1991-92).
Parmi les oeuvres pour chœur a capella, il faut citer, à coté du Petit Evangéliaire déjà mentionné, le Requiem a cappella (1953), une oeuvre maîtresse qui, dans son dépouillement de tout effet extérieur exprime une conception de la mort faite de confiance et de sérénité. Bien qu'aucun emprunt aux mélodies traditionnelles de l'Eglise ne s'y fasse jour, c'est -en dépit du paradoxe apparent- "du grégorien polyphonique avec autre chose qui est à moi", selon son auteur. Il faut également mentionner les Cinq Chœurs a cappella (1960) sur des poèmes du musicien et parmi eux Joueurs de cartes, Des ailes et tout particulièrement Encore imprégnée du mystère de la nuit, d'écriture plus verticale, prouvant qu'un maître de l'écriture linéaire peut être aussi un maître de l'harmonie. Les Sept Chœurs a cappella (1965), sur des poèmes de Pierre Moussarie, ne forment pas non plus une suite indissociable et offrent aux aussi quelques trésors rares (2).
Mais l’œuvre qui devait partout affirmer la maîtrise de Georges Migot dans le domaine choral, c'est la Suite pour piano et chœurs en vocalises (1947) véritable concerto pour piano accompagné par les voix au lieu de l'orchestre. Utilisant des moyens plus réduits que Saint Germain d'Auxerre, ses quatre mouvements n'en sont pas moins colorés, bien que l’œuvre ne comporte pas de texte littéraire. Ceci d'ailleurs la rend aisément accessible à des chorales non francophones. Des voyelles, des diphtongues et des syllabes constamment changeantes sont chargées de donner aux voix la couleur et la netteté d'articulation qui pourraient leur faire défaut. "Malgré les proportions relativement modestes de cette oeuvre, quelque 20 minutes de durée, Migot y a donné libre cours à sa puissante vitalité et à un lyrisme chaleureux qui en font l'une de ses créations les plus facilement accessibles en dépit du fait que c'est peut-être celle qui exige le plus de voix " (Dictionnaire des oeuvres de l'art vocal, Paris, Bordas, 1991-92).
Une toute dernière oeuvre pour chœur mixte a cappella, non encore exécutée à ce jour car demeurée manuscrite, mérite d'être signalée : Okéanos (1972), sur un texte du musicien, une évocation du mystère de l'océan primordial qui, tout comme le De Christo initiatique, se présente dans une écriture entièrement diatonique. D'une durée de quelques 20 minutes, ce pourrait bien être la plus longue pièce a cappella jamais écrite.
L'écriture à quatre voix sans aucune division de la plupart des oeuvres chorales de Migot fait que la plupart d'entre elles peuvent être chantées par un quatuor de solistes. On pourrait même envisager que Saint Germain d'Auxerre soit exécuté par trois quatuors vocaux auxquels s'ajouterait le quatuor de solistes, soit un total de 16 voix, à une condition toutefois que l’œuvre soit donnée dans un petit espace à l'acoustique favorable, moyennement réverbérante. L'inverse est également valable pour les Dix Quatuors vocaux (1949) qui peuvent parfaitement convenir à un chœur de chambre.
L'originalité du langage musical des dernières oeuvres de Migot nous amène à constater que, tout au long de sa carrière, sa pensée n'a pas cessé de s'exprimer hors des conformismes, des sentiers battus et du convenu, ce qui explique probablement l'ombre relative qui recouvre son oeuvre. Qu'il s'agisse de Saint Germain d'Auxere, de la Suite pour piano et chœurs en vocalises, du Requiem, d'Okéanos, du Petit Evangéliaire par son sujet, sans parler du cycle des oratorios "christiques", tout chez lui, déroute nos habitudes de pensée et d'expression.
L’œuvre de Georges Migot nous confronte à une pensée musicale profondément novatrice, tant sur le plan technique que spirituel, une oeuvre dont on est en droit de penser que sa pratique fera faire un bond considérable à l'art choral de notre temps.
(1). Voir Catalogue des oeuvres musicales de Georges Migot, édité par Marc Honegger, Strasbourg, Les amis de l’œuvre et de la pensée de G. Migot, UHS, Département de Musique, 14 rue Descartes, 67084 Strasbourg cedex, France.
(2). Ces Sept chœurs a cappella sont publiés aux Editions À Cœur Joie.

Source : Chant Choral Magazine, avril/juin 1996




Source : Universalis


MIGOT GEORGES (1891-1976)

Compositeur français dont l’art très original en fait une figure tout à la fois isolée et fort attachante. C’est un artiste indépendant, qui cultive aussi la peinture et la poésie; il est difficile de le ranger dans un groupe esthétique déterminé. Profondément humaniste, Migot développe un art de distinction, empreint d’un esprit polyphonique qui s’abreuve aux sources de la monodie française du Moyen Âge, ainsi qu’aux pièces des luthistes du XVIIesiècle. Cet art accorde aux problèmes d’écriture fortement architecturée une attention primordiale ; ainsi, un de ses principes compositionnels est-il d’opposer et de juxtaposer des plans sonores selon la tradition baroque. Sa musique écarte les problèmes du développement d’un thème pour s’attacher à la continuité mélodique, aux lignes amples et somptueuses, soutenues par des harmonies fluctuantes.
Originaire d’une famille protestante, il est l’élève de Maurice Emmanuel, Vincent d’Indy et Charles-Marie Widor. Sa formation le rattache aux grandes lignes de la musique française. Parmi ses premières œuvres figure l’étonnante fresque symphonique Les Agrestides (1919) que crée Pierre Monteux à Amsterdam. Par la suite, aucune date importante ne jalonne sa vie, faite d’une réflexion lente et profonde qui donne naissance à près de deux cent cinquante partitions. Entre 1949 et 1961, il est conservateur du Musée des instruments anciens du Conservatoire de Paris.
Sa démarche artistique commence par un retour aux sources qui lui permet de créer une musique en dehors de tout système qui soit le prolongement de celle d’hier. La polyphonie lui apporte toutes les solutions et ce parti pris fait de lui l’indépendant parmi les indépendants.
La voix et la religion sont à la base d’une partie essentielle de sa production : dix oratorios dont Saint-Germain d’Auxerre (1947) pour voix a cappella , et un cycle de sept ouvrages consacrés à la vie du Christ, douze symphonies dont l’étonnante Sinfonia da chiesa pour quatre-vingt-cinq instruments à vent (1955), des fresques symphoniques (Les Agrestides, 1919 ; Hagomoro, 1921 ; La Jungle , avec orgue principal, 1928 ; Le Livre de danceries, 1929), de nombreuses pages de musique de chambre et œuvres vocales, des sonates monodiques (pour violon, pour alto, pour flûte, pour clarinette, pour basson), l’immense cycle Le Zodiaque (1931-1932) qui réunit douze études pour piano de vaste dimension, ainsi que des pièces pédagogiques (Le Petit Fablier, dix-huit vocalises, 1927) qui sont un merveilleux exemple de dépouillement et d’humilité.
Théoricien et historien de la musique, on doit à Georges Migot, outre divers articles, des Essais pour une esthétique générale (1915), Jean-Philippe Rameau et le génie de la musique française (1930),Lexique de quelques termes utilisés en musique (1947) et Musique et matière sonore (1963).