Évolution du contrepoint

Evolution du contrepoint (partie I) : de l’organum au motet médiéval.

Point contre point, " ponctum contra punctum ", c’est tout l’art d’écrire une note (un point sur la portée) en face d’une autre note. Contrairement à la musique orientale, qui développe avec un suprême raffinement la ligne monodique, l’Occident, à partir du IXe siècle, explore un univers sonore qui superpose plusieurs lignes mélodiques simultanément. Art exigaent, il demande au compositeur une maîtrise consommée dans le cheminement mélodique, l’indépendance des parties, le contrôle de leurs contrastes et complémentarités. En retraçant son évolution, nous avons voulu que ce dossier donne sens aux études que vous entreprenez aujourd’hui, élèves de Polyphonies, que vous puissiez les replacer dans leur contexte à la fois historique et musicologique. Comprendre l’apport du contrepoint dans la musique occidentale, situer ses enjeux, et par là-même les raisons de l’étudier encore, nous paraît important. Ce dossier, s’il parvient à vous y aider, aura rempli sa fonction.


Précisons d’abord notre conception du contrepoint. Il existe en effet certains amalgames entre contrepoint et techniques d’imitations, dont l’enseignement, nommés plus ou moins péjorativement « contrepoint scolastique », « fugue d’école » etc, s’est avéré excessivement complexe et figé. Ceci a abouti à considérer bien souvent le contrepoint comme une technique sclérosante et désuette. Certains parlent de « déclin » du contrepoint au bénéfice d’une conception verticale salvatrice de l’écriture musicale, conquise depuis la Renaissance. Mais bien après la Renaissance, l’écriture contrapuntique à donné encore d’incalculables chefs-d’œuvres, de Mozart à Ligeti, en passant par Malher, Britten ou Ferneyhough... Pour le comprendre, nous suivrons la technique contrapuntique dans son évolution, et glanerons les meilleurs témoignages de sa présence dans la musique du IXème siècle jusqu’à nos jours.



I La monodie
Avant d’étudier l’écriture de plusieurs lignes mélodiques, attardons nous sur la monodie (musique constituée d’une seule ligne mélodique).
Le plain-chant nous livre d’admirables monodies de la liturgie chrétienne d’occident. La beauté de ces lignes, parvenue jusqu’à nous par l’héritage du chant grégorien, émeut toujours. Brièvement, le plain-chant désigne une musique qui se chante à l’unisson : « Cantus planus », c’est à dire « chant uni » en latin. Il se chante « a capella », c’est à dire sans accompagnement ; il est non-mesuré et suit le rythme du souffle humain. Issu des modes grecs, il relève aussi des psaumes judaïques et du chant romain ancien.

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Chant grégorien « Ave Maris Stella »

Le chant suit la respiration. Pas de mesure, pas de rythme qui ébranle le corps ; seulement le déroulement d’une mélodie, qui parle à l’âme de perfection divine.
Cette écriture modale, bien qu’elle soit monodique, est déjà savamment structurée sur huit modes (ou « tons ecclesiastiques). Dans cet exemple de chant grégorien, l’aspect cadentiel est très net. (« cadere », « chute » en latin), « Le mode indique la chute de la teneur (dominante à partir du XVIIe siècle) sur la finale (tonique ; donc en quinte), après qu’elle s’est tendue dans sa direction ; autrement dit, le cheminement de tout ce qui vit d’un point de départ central vers l’extérieur, puis retour au centre, constitue le fondement de toute création musicale. » nous explique Jean Robert.
Il s’agit là de chants antérieurs au IXème siècle, date à laquelle on fait communément commencer l’histoire de la polyphonie, c’est à dire à l’utilisation simultanée de plusieurs voix. Mais il très délicat de dater les débuts de cette pratique, car les témoignages parvenus jusqu’à nous se raréfient au fur et à mesure que l’on remonte les siècles, l’écriture elle-même faisant défaut. « Rien ne permet d’affirmer que la pratique de la polyphonie soit apparue pour la première fois au IXe siècle... sans que rien ne puisse donner la certitude du contraire. Cependant, l’observation de polyphonies primitives chez les peuples d’Afrique ou d’Océanie, et même chez les paysans de certaines régions d’Europe (où le folklore n’a pas été contaminé par l’industrie musicale), suggère l’hypothèse que c’est depuis très longtemps une pratique populaire spontanée, consciente ou non. [...] Cette particularité polyphonique de la musique africaine est pour nous d’un immense intérêt. Elle suggère l’hypothèse de pratiques polyphoniques « sauvages » ayant précédé dans différentes civilisations, le développement d’une musique savante monodique. [...] Le chant encourage le lyrisme individuel, donc la variation, la différence dans la communauté. On glisse très facilement de la ressemblance (principe de l’octave ou unisson) à la différence (principe de la polyphonie). Inversement, il faut un apport d’information et d’énergie souvent considérable, pour transformer une différence en ressemblance. D’autre part, les différences naturelles de tessitures vocales ou instrumentales rendent souvent la ressemblance impossible » (Roland de Candé, « Histoire universelle de la musique » Seuil 1978).
Nous retiendrons de cette époque du haut moyen-âge, un procédé musical d’importance, car il est à l’origine d’un merveilleux enrichissement du répertoire et a même contribué de façon importante au développement ultérieure de la musique occidentale : l’invention des « tropes » placés sur les mélodies grégoriennes. On avait alors eu idée de placer des poèmes mnémotechniques sur les longues vocalises de plain-chant, à raison d’une syllabe par note, pour aider les chanteurs à se rappeler leurs mélodies. Ces tropes n’étaient utilisés par les chanteurs que lors de leurs entrainements. Ils devaient restés sous-entendus dans l’interprétation définitive. Mais le procédé connait un tel succès qu’il est rapidement élargit. Non seulement on en vient à développer la mélodie pour y faire mieux contenir le texte, mais on fini même par intercaler des séquences entières au plain-chant. Certains y voient l’origine de la forme motet ou « petits mots », du XIIIème siècle, forme contrapuntique par excellence, comme nous le verrons plus bas.
II Le mouvement parallèles des voix.
A partir du IXème siècle, la polyphonie savante occidentale se développe avec l’invention de l’organum.
Il ajoute au plain-chant une seconde voix parallèle. C’est le premier accompagnement au sens moderne du terme. Ce genre se généralise autour du XIe et XIIe, dans la tradition gréco-latine dont le clergé est l’héritier. Il comporte deux parties.
pastedGraphic_4.pdf  La « vox principalis » est la voix principale. Elle repose sur un fragment de mélodie grégorienne et est placée en haut, du moins, au cours des premiers siècles.
pastedGraphic_1.pdf  La « vox organalis » est la voix organale, ajoutée à la voix principale pour la soutenir et l’enrichir.
Les deux parties sont séparées soigneusement. Consonances parfaites et parallèles obligées : quarte ou quinte et octave justes exclusivement. Parce que le système pythagoricien définit l’unisson, la quarte, la quinte et l’octave mathématiquement justes et harmonieuses, les Anciens du haut moyen-Age considèrent les autres intervalles (secondes, tierces) comme dissonants. Et donc proscrits (cf cédérom1, cours 1 et 2). Toutefois, pour garantir l’impression de consonance au début et à la fin, il est d’usage de partir de l’unisson et d’y retourner pour conclure.

Conjointement, apparait également le bourdon. Comme la grosse cloche au son grave, la voix du bourdon vibre toujours sur la même note basse, et forment un accord continu avec la mélodie du plain-chant.
Kyrie de la messe de Noël tel que pratiqué par les chantres de Notre-Dame de Paris au milieu du XIIe siècle.Chacune de trois phrases (Kyrie eleison, Christe eleison, Kyrie eleison) est d’abord chantée par le soliste dans la tradition monodique du plain-chant. Elle est reprise en ajoutant la technique du bourdon, puis est finalement chantée une troisième fois en ajoutant une voix organale.
Mais cette musique n’est pas encore vraiment polyphonique : le terme de « diaphonique » (harmonie élémentaire doublant la voix principale à la quarte, quinte ou à l’octave) est plus juste, car elle induit la nuance qu’il n’y a pas deux voix, mais une seule voix doublée. En effet, ces deux mélodies, chantées simultanément, n’ont aucun caractère autonome. Le son prend de l’ampleur certainement, mais la structure musicale reste subordonnée à la similitude de voix... Idem pour les orgues médiévaux, dont les tirettes permettaient déjà depuis un certain temps de multiplier les voix (deux, trois voire quatre) le jeu de tuyaux accordés à la quarte, quinte ou octave. Dans le fameux orgue de Winchester (vers 980), il y en avait dix !
III Le mouvement contraire.
Dès le début du XIème, un procédé va faire éclore véritablement la polyphonie ; il s’agit du déchant. Guido d’Arezzo, le mentionne dans son traîté « Micrologus » : la seconde voix qu’on place maintenant au-dessus du plain chant, évolue avec lui en mouvements cette fois-ci contraires. Quand une voix monte, l’autre descend. Grande innovation ! elle constitue véritablement la naissance du contrepoint, en cela qu’elle permettra aux voix de gagner progressivement leur autonomie, de développer leur cheminement distinct, et faire surgir progressivement la dimension verticale de l’écriture. La musique se structure maintenant « note contre note ». Le dessin des deux mélodies est très significatif.

Un peu plus tard, la voix principale réalise le thème grégorien, mais en valeurs longues cette fois, pour permettre à la voix haute de se développer. Le « déchanteur » dit-on, improvise. Il « chante sur le livre », c’est-à-dire qu’il a devant lui la ligne de plain-chant sur laquelle il brode la seconde voix à la lecture. Il ne s’agit plus d’un simple ornement ; les deux voix doivent véritablement cheminer ensemble.
Ainsi est né le concept même de composition. Cela mérite d’être noté : de la polyphonie découle le nécessaire développement de l’écriture, à commencer par la notation. Ce développement est la caractéristique fondamentale de toute la musique occidentale. Le concept d’œuvre emerge lentement, même si la « vox principalis » est toujours une mélodie préexistante. La « vox organalis » l’étoffe en contrepoint. L’école de St Martial de Limoges, berceau de la plupart des innovations du moyen-âge, ajoute avec bonheur deux notes contre une, puis trois, puis quatre... vous connaissez cet art savant, élève de Polyphonies de niveau 2 !!
IV Multiplication des voix.
Tournons-nous vers l’Angleterre. On y verra un pays que la situation géographique éloigne des régions méditerranéennes, et par conséquent de l’influence des traditions gréco-latines. Or autour du XIIème, c’est bien là qu’apparaissent deux procédés qui sont particuliers à l’Angleterre et qu’elle doit avoir hérité de la libre invention populaire :

pastedGraphic_4.pdf  Le gymel (gemellum), comme son nom l’indique, est un chant à deux voix dont la seconde accompagne à la tierce inférieure ou supérieure le thème donné par la première. Les deux voix doivent conclure en se rejoignant à l’unisson par mouvement contraire. C’est en quelque sorte le pendant de l’organum, mais constitué d’intervalles considérés comme dissonants. Ce procédé du gymel semble être à l’origine de l’introduction des tierces et des sixtes dans la polyphonie occidentale.

Gymel

pastedGraphic_4.pdf  Le faux-bourdon désigne un procédé d’improvisation consistant en l’adjonction de deux voix parallèles à la mélodie principale, la partie supérieure étant située une quarte au-dessus, et la basse une tierce au-dessous. C’est un gymel avec une voix ajoutée en quelque sorte.

Faux-bourdon anglais (vers 1300)

« Ce que nous appelons « l’avènement de la polyphonie » n’a peut-être été que la notation et l’adaptation systématique à la musique savante occidentale de pratiques populaires assez courantes. [...] L’évènement remarquable n’est peut-être pas l’existence du fait polyphonique, mais son adaptation systématique à la musique savante, par suite du déclin de la tradition grégorienne. Une pratique populaire simple serait ainsi devenue une méthode d’enrichissement puis de composition de plus en plus complexe. C’est la « pensée polyphonique » qui constituera la singularité de la musique occidentale lorsque, à partir du XIIIe, la composition de mélodies originales simultanées fera d’une dimension verticale insolite l’un des principe essentiel de la création musicale. A l’idée fausse de naissance de la polyphonie, on pourrait substituer celle « d’avènement du contrepoint », technique savante. » (Roland de Candé, Ibid)

Les durées, elles aussi, évoluent. Si la voix principale réalise la mélodie en valeurs longues, les valeurs courtes de la la voix organale forment de véritables guirlandes de vocalises, et raffinent ses mélismes (dessin mélodique de plusieurs notes ornant une des syllabes).. Voilà des ornements qui enrichissent considérablement la mélodie. On nomme joliment ce procédé d’organum fleuri. Il peut quelques fois y avoir jusqu’à 20 notes de mélisme pour une seule note au chant principal ! Celui-ci est nommé maintenant cantus firmus , chant « ferme », ou encore teneur (d’où vient notre ténor : originellement la voix « qui tient »). Il se trouve placé à la position intermédiaire, selon la belle et subtile "contenance angloise ".
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Exemple sonore de plain-chant avec organum fleuri de Leonin, Organum sur « Alleluia Pascha Nostrum »

Le caractère modal ainsi que l’absence de tempérament dans les mélismes, est très justement rendu. Le bourdon devient véritablement une ligne, une voix basse. On notera aussi la curieuse cadence : une seconde, dissonance parfaite, résolue sur l’unisson.
A plusieurs notes contre une, que développe l’organum fleuri, on développe maintenant deux voix : c’est le « duplum ». On ajoute ensuite une autre voix : c’est le « triplum ». Et parfois une quatrième : c’est le « quadruplum ». L’art de l’organum devient extraordinairement complexe, qui développe deux voix à 2 notes contre une, puis trois notes et plus contre une, puis trois voix à 2 notes contre une, 3 notes et plus contre une... pour atteindre quatre voix à quatre notes et plus contre une ! C’est notre niveau III, élèves de Polyphonies, dont vous connaissez l’exigeante complexité, mais qui vous assure, tout comme au moyen-âge, la pleine maitrise d’une vraie pensée polyphonique, et garantit votre expertise de compositeur d’aujourd’hui !

V La polyphonie mesurée

Evidemment, atteint ce stade de développement musical, il faut bien commencer à mesurer et à noter. La durée, la hauteur, rien ne peut plus être laissé à la libre convenance de chaque interprète. On invente le "tactus", battue primitive : pour chaque note on frappe le pupitre du doigt ou de la main. Apparait la notation carrée à la fin du XIIème siècle, et on adopte la portée à 4 lignes qui précise la hauteur des notes.
"Remplacer la durée indéterminée des mélismes du plain-chant par des polyphonies au temps mesuré, c’est introduire, dans le temple de Dieu, le temps du marchand. Voilà pourquoi les cisterciens, les dominicains ont rejeté de leurs offices avec énergie les polyphonies mesurées." (Françoise Ferrand, « l’Histoire de la Musique Occidentale », Fayard, 1985).
Au rythme spontané du corps, ses pulsions, au souffle humain qui donnait vie à la musique depuis le plain-chant, on substitue la métrique. "La notation rythmique a été de tout temps une simplification schématique, dont les créateurs d’aujourd’hui ressentent encore l’insuffisance" nous confesse Roland de Candé (ibid). En effet, l’aspect "tension-détente" de la musique, tel que nous l’abordons dans nos tout premiers cours, et avec lui le "posé-levé", s’effacent devant le tactus. Et c’est pourquoi cette notion de "posé-levé" est aujourd’hui plus difficilement perceptible ; notre héritage musical depuis l’avènement de la musique mesurée l’ayant étouffé. Et pourtant "La mesure n’est qu’une notation commode du temps que met la Tension ou la Détente à vivre. Il ne s’agit pas de confondre le rythme-pulsion avec la métrique. la Tension-Détente est la définition même de toute la vie sur Terre." nous explique Jean Robert.
Les intervalles de tierces et de sixtes sont progressivement tolérés dans la musique liturgique, mais avec moult résistance de la part du clergé, et moyennant d’être toujours résolues immédiatement sur des consonances. On parle maintenant de « consonances parfaites » pour l’unisson et l’octave, de « consonances moyennes » pour la quinte et la quarte, et de « consonances imparfaites » pour les tierces. Restent des « dissonances parfaites » la seconde, le triton (trois tons), la septième. Et « dissonance imparfaite » la sixte.

Dans ce quadrupla, on peut observer un étonnant canon à la quinte entre le duplum et le triplum, extension d’un procédé employé par Pérotin et ses successeurs immédiats ; l’interversion des voix.
Avec le développement de la polyphonie, deux formes musicales se précisent :

pastedGraphic_1.pdf  Le « conduit » accompagne les déplacements des prêtres pendant l’office, et doit combler ces temps morts. On y place un texte, très souvent emprunté à l’actualité ; sujet d’ordre moral ou même politique. N’ayant aucune fonction liturgique, le conduit utilise plus librement les intervalles proscrits, et d’une certaine manière les fait entrer dans les oreilles ecclésiales. Toutes les voix (en général deux ou trois) sont écrites ensemble, contrairement à l’organum qui imposait jusqu’ici la présence d’une mélodie préexistante en plain-chant. Le compositeur pense complètement et polyphoniquement son œuvre. A partir de 1240 environ, on trouve même dans les conduits des exemples de contrepoint renversable. Des noms apparaissent ; Léonin, Pérotin, premiers véritables compositeurs. Des noms ? En fait, les diminutifs de leurs prénoms présumés, Léon et Pierre, les font émerger de l’anonymat artistique jusque-là de règle.

pastedGraphic_1.pdf  Plus encore, le développement du motet est significatif. Comme on l’a souligné au début de cet article, on peut en expliquer l’origine par le vieux procédé des « tropes », technique grégorienne apparue vers le IXème siècle, véritables compositions de style syllabique. Ce procédé se généralisant, on a pris l’habitude de chanter les mots du trope. Ces « petits mots », « motetus », placés ensuite sur les déchants lorsqu’ils comportaient un texte, gagnent toutes les voix. On débaptise même le duplum pour le nommer motetus à son tour. Toujours de caractère religieux, le motet utilise bientôt une pluralité de textes sur les différentes voix. Et même parfois différentes langues... Adam de la Halle utilise trois sortes de teneurs pour ses motets, insérant au duplum des cellules de ses propres rondeaux ou de ceux de compositeurs comme Guillaume d’Amiens ou des refrains anonymes. Françoise Ferrand (Ibid) cite le motet X où la teneur est en français, le duplum reprend le début d’un de ses rondeaux et le triplum une prière à la Vierge en latin. Les textes des différentes voix n’ont même parfois qu’un lointain rapport entre eux, et on juxtapose joyeusement prières et textes profanes, latin et langue vulgaire. Le ténor liturgique se voit limité à quelques notes, de valeurs longues, et les voix supérieures s’en affranchissent complètement. Le motet se sécularise ainsi.
Au XIIIe siècle, le contrepoint s’enrichit. Les voix s’approchent, se frottent, se croisent, se séparent, se répondent. Les mélodies se déroulent savamment et horizontalement, la verticalité se devine seulement. Le procédé d’interversion des voix est employé plus largement. Chaque voix chante le fragment mélodique que sa voisine vient d’achever ; l’imitation apparait. Si chaque cadence doit faire entendre une consonance parfaite (quarte, quinte ou octave), les rencontres de notes entre les cadences ne sont pas encore soumises à des règles particulières, et des rythmes aux contours heurtés se superposent souvent de manière inattendue.
Exemples de motets et conduits du XIIIe à 3 et 4 voix Les voix sont devenues complètement autonomes : leur cheminement est construit pour chacune d’elles, bien que les relations entre elles soient encore rudimentaires.


Une des grandes innovations de l’Ecole de Notre-Dame c’est d’introduire depuis la fin du siècle précédent, la mesure du temps dans la composition musicale. Au plain-chant monodique s’oppose maintenant le cantus mensurabilis (chant mesuré) avec la notation proportionnelle. De nouvelles figures de notes apparaissent, représentant des durées relatives, des « proportions constantes ». Cette nouvelle notation nous a permis de recueillir assez fidèlement les œuvres de cette époque. Quand au rythme, il fonctionne depuis le XIème de manière assez complexe en « modes rythmiques » (modus = mesure), formés de mesure semblables, analogues au « pieds » de la poésie. Jean de Garlande (v.1190- ap. 1252) dans « De musica mensurabili positio » les synthétise en six modes rythmiques, fondés sur le rapport de la brève et de la longue (la longue vaut deux brèves).
« Le principe de la notation proportionnelle représente le plus grand progrès de l’écriture symbolique depuis l’adoption du principe distématique (assimilation de l’acuité d’un son à une hauteur). Il n’y aura pas de plus grand progrès avant la découverte de l’enregistrement sonore, qui peut être considéré comme une notation analogique, c’est à dire sans « logos » intermédiaire. Stimulés par le besoin de conserver la musique, de la faire surgir inchangée quand on le désire, les progrès de la notation excèdent maintenant les exigences de l’aide-mémoire : la « composition » dispose désormais d’un système abstrait cohérent, outil fécond susceptible d’inspirer des structures nouvelles, et de faire progresser les techniques vocales et instrumentales. » Roland de Candé (ibid)



Liens utiles

pastedGraphic_1.pdf  Exemples sonores très représentatifs de l’évolution de la polyphonie, de l’organum parralèle jusqu’aux messes à 4 voix. Page en néerlandais :


Sources

pastedGraphic.pdf  L’expression musicale de l’Occident médiéval
pastedGraphic_1.pdf  Évolution de l’expression musicale occidentale du Moyen-Âge à nos jours :
pastedGraphic.pdf  LE XIIIè siècle et L’ARS ANTIQUA :

Evolution du contrepoint (partie II) : de l’isorythmie au canon

Point contre point, "ponctum contra punctum", c’est tout l’art d’écrire une note (un point sur la portée) en face d’une autre note. En retraçant son évolution, nous avons voulu que ce dossier donne sens aux études que vous entreprenez aujourd’hui, élèves de Polyphonies, que vous puissiez les replacer dans leur contexte à la fois historique et musicologique. Comprendre l’apport du contrepoint dans la musique occidentale, situer ses enjeux, et par là-même les raisons de l’étudier encore, nous paraît important. Ce dossier, s’il parvient à vous y aider, aura rempli sa fonction.



Nous voilà au XIVème. Un esprit nouveau souffle, en France tout particulièrement. On goûte la complexité musicale, les idées libérales détachées de l’emprise du religieux, on aspire à l’autonomie dans la composition. L’Ars nova s’épanouit. Philippe de Vitry (1291-1361) rédige son traîté du même nom, dans lequel il expose les inventions d’un Guillaume de Machaut (1300-1377) ou Francesco Landini (1325-1397).
I L’isorythmie
C’est le début de l’isorythmie, du grec "iso" (égal) et "rythmos" (mouvement cadencé) : on utilise au ténor une séquence rythmique périodique nommée « talea », (bouture) en la combinant avec une courte phrase mélodique, elle aussi périodique, appellée « color ».

Kyrie Cunctipotens genitor Deus du plain-chant grégorien du Xe siècle (messe IV pour les fêtes doubles du 1er ton)

Ténor isorythmique du Kyrie de la messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut (environ 1360). Le color est ici la phrase entière de 28 notes, auxquelles s’appliquent 7 répétitions de taleae.
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L’isorythmie permet d’obtenir des effets musicaux récurrents tout à fait nouveaux. En effet, le color n’a pas obligatoirement la même longueur que la talea, et il peut donc être doté d’un rythme différent à chacune de ses répétitions. Ainsi rythme et mélodie se renouvellent continuellement et la combinaison color/talea offre de nombreuses possibilités de développement mélodico-rythmique, tout en garantissant une grande unité dans la composition. On le voit, l’isorythmie aura d’inévitables conséquences sur le contrepoint, qu’elle contribue à enrichir.

On peut obtenir des combinaisons isorythmiques complexes en évitant par exemple de faire coïncider la reprise du color avec celle de la talea. C’est ce à quoi s’ingénie Machaut dans ses motets. (source : le site de notre élève Jean-Paul Chorier. http://pagesperso-orange.fr/jpchorier/introductionalamusique/Renaissance1.html

Exemple de construction isorythmique dans le motet 7 "j’ai tant mon cuer" de Guillaume de Machaut. Colores et Taleae sont en rapport de 2 pour 3 (source Gilles Delong, préface du CD Machaut- Intégrale des motets, Ensemble Musica Nova).
Tout à fait affranchis des modes rythmiques de l’époque précédente, ces fragments mélodico-rythmiques s’allongent, puis s’appliquent progressivement aux autres voix. Une intéressante polyrythmie peut alors se produire entre les taleae des différentes voix. Notons que ce principe sera utilisé, de manière un peu différente, par les compositeurs des siècles suivants jusqu’à nos jours ; le Stockhausen des années 70, Messiaen avec les « groupes-pédales » etc...
Une autre technique est très représentative de l’époque : le "hoquet". Il s’agit de la répétition d’une figure rythmique alternant un silence au posé et une note au levé, ce qui lui confère sa caractéristique syncopée. Cette figure produit un effet saccadé, d’autant plus prononcé qu’elle est souvent mise en valeur par les notes au posé des autres voix. Le hoquet est tant apprécié qu’il devient même un style de composition. Certes, s’il n’a pas une grande influence sur le contrepoint de l’époque, il est suffisamment significatif pour qu’on le retrouve tout au long de l’évolution musicale de Couperin à Boulez. De cette technique nous vient celle du « retard », que nous voyons dans nos cours de contrepoint du niveau II.
Technique du hoquet (source : wikipedia.org)
II Développement de l’imitation
Parallèlement, les techniques de l’imitation se développent : l’imitation consiste à reprendre un même motif mélodique, que l’on nommera plus tard un schème, et à l’attribuer successivement aux autres voix, comme vous l’étudiez en niveau II. Ces techniques essentielles permettent d’élaborer des œuvres de plus en plus fines et structurées où se développent une réelle complexité d’écriture. Les différents voix du motet peuvent faire des entrées successives. Si l’imitation est d’abord régulière (la partie modèle, appelée plus tard « antécédent » est reproduite à l’identique par la partie imitative, ou « conséquent »), les techniques d’imitation irrégulières apparaissent :par diminution (valeurs plus brèves que celles de l’antécédent), par augmentation (valeurs plus longues), rétrograde ou «  à l’écrevisse », (qui consiste à prendre la dernière note de l’antécédent comme note initiale du conséquent), contraire etc... Ce sont ces mêmes techniques que vous étudiez dès la session 05.

Rondeau à 3 voix « Ma fin est mon commencement », de Machaut. Il utilise avec une maîtrise fascinante cette technique du contrepoint rétrograde.
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On remarquera sur cette copie du rondeau de Machaut que la voix supérieure est exactement le mouvement rétrograde du ténor. De plus, les deux moitiés du contratenor sont rigoureusement symétriques par rapport à la double barre centrale. On atteint ici une grande complexité d’écriture contrapuntique.
Précision utile : si l’on avait auparavant ajouté parfois à la teneur un quadruplum aigû s’ajoutant au duplum (deuxième voix) et trimplum (cf 1ère partie), l’Ars Nova lui préfère une quatrième voix en "contrepoint de la teneur", le contratenor, de tessiture comparable à la ligne de ténor. Peu à peu elle se scinde en deux lignes de tessitures distinctes : la ligne de contratenor altus et la ligne de contratenor bassus. Ce ne sera pas sans incidence sur la polyphonie ; et l’école franco-flamande à venir en donnera la pleine mesure, comme nous le verrons dans l’article suivant.


III La musica ficta et ses conséquences
Le sentiment harmonique éclot, comme en témoigne l’essor de la « musica ficta » (musique « fictive » utilisant les chromatismes, par opposition à l’ancienne « musica recta » musique droite, reposant sur les notes naturelles de la gamme diatonique). En effet, la musica ficta développe empiriquement l’usage des altérations pour pour éviter des dissonances entre les voix, modifier le caractère de certains intervalles, entre autre la quinte diminuée ou quarte augmentée du triton, ce « diabolus in musica » (cf cours 3 et 8), inacceptable entre 2 voix simultanées. En altérant ces intervalles, on rend ainsi les quartes et les quintes toujours justes. Même constat pour les octaves et unissons imparfaits... D’autre part, on veut aussi affiner le caractère conclusif des cadences (terminaison d’une mélodie), par l’utilisation d’une sensible à ½ ton de la tonique. L’attirance de la sensible pour la tonique, sur quoi reposera l’harmonie tonale, sera bientôt exploitée pour changer de finale, donc de mode : c’est le principe de la « modulation » (cf cours 15).

Exemple d’altérations utilisées en musica ficta pour la « causa necessitatis » (eviter les dissonances) et pour la « causa pulchritudinis » (embellir la musique). Ces altérations sont représentées dans cette édition moderne au-dessus des notes. A l’époque de Landini, ce n’était pas le cas.

Les cadences de l’Ars nova ne ressemblent en rien à notre cadence parfaite :

pastedGraphic_1.pdf  La cadence la plus répandue : la basse et la mélodie forment une sixte majeure, chaque note bouge d’un degré pour arriver à l’octave.
pastedGraphic_1.pdf  La cadence Landini : au lieu d’effectuer degré VII - tonique, la mélodie effectue degré VII - degré VI - tonique. L’effet est déconcertant pour une oreille moderne.
pastedGraphic_13.pdf  La « double sensible » : ré - fa# - si devient do - sol - do. Le fa# est une deuxième sensible. L’effet est encore plus surprenant que la cadence Landini.
Il faut noter aussi que l’effet cadentiel est renforcé par les parallélismes de quintes et d’octaves dans les fins de phrases (cf Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut)

György Ligeti

« Du temps de l’Ecole de Notre-Dame, vers 1200, cette tendance aux clausules fixes (cadences allant dans la majorité des cas de la sensible à la finale) n’était pas encore dominante, mais elle s’est imposée progressivement au cours des deux cents ans qui mènent de Pérotin à Machaut et Ciconia ; à partir de Dufay, soit de 1450, elles deviennent dominantes. La formation de la tonalité est un phénomène typiquement européen, causé par les clausules : la sensible qui tend vers la finale est comprise comme la tierce majeure d’un accord de dominante, tandis que la finale qui s’y enchaîne devient la fondamentale de l’accord parfait de tonique. C’est ainsi que l’enchaînement sensible-finale s’élargit en une cadence tonale polyphonique. Par la suite (à partir de 1600), chaque tierce d’un accord parfait peut devenir sensible, ce qui conduit au principe des dominantes secondaires et de la modulation. » György Ligeti

Les vieux modes ecclésiastiques sont bouleversés par ces méthodes et le mode d’ut devient le prépondérant, le « majeur », auxquels les autres sont contraints de ressembler ( "tyran majeur" et mineur harmonique, voir cours 5 et 10). Cependant, la notation de ces altérations est encore très imprécise. Elle n’a été fixée que tardivement, et sous la pression d’une musique pratiquée de plus en plus par des amateurs dont l’interprétation des partitions étaient moins sûre.
IV Vers une complexification croissante
La notation mensuraliste fait néanmoins d’importants progrès : la valeur des notes diminue. Apparition de la minime (correspond à notre croche), et semi-minime (double-croche). L’emploi de signes de mesure permet de bien définir les rythmes, et la notation rythmique peut employer en alternance deux types de mesure, l’une binaire et l’autre ternaire. La mesure binaire, notée C barré correspond à un tactus à la ronde, (c’est-à-dire que chaque ronde marque un levé et un posé de la main qui bat la mesure), tandis que la mesure ternaire correspond à un tactus à la blanche pointée. Il y a donc équivalence de durée entre la ronde de la mesure binaire et la blanche pointée de la mesure ternaire. Les barres de séparation n’ont pas la valeur des barres de mesure de nos éditions modernes. Dans les barres de séparation, le compte de temps n’est pas exact. Il y a un déséquilibre dans la relation binaire-ternaire parce qu’en binaire deux barres consécutives délimitent deux ou trois tactus, contre une seulement en ternaire.


Le codex de Chantilly : partition de la chanson "Belle, Bonne, Sage" de Baude Cordier. (Source : http://en.wikipedia.org/wiki/Chantilly_Codex)

Avec le développement de l’isorythmie, « l’Ars Subtilior » a poussé ces procédés à l’extrême. Atteignant sa limite, il sonne le déclin de la polyphonie médiévale. A la fin du XIVème, on ne compte plus les raffinements rythmiques, la graphie extrêmement serrée, la superposition croissante des rythmes, la vélocité virtuose de la voix supérieure, qui poussent la polyphonie sur la voie de l’ésotérisme et de la complexité croissante ou généralement l’auditoire ne pourra les suivre. Cette musique complexe tend à se dessécher, à ne plus rechercher qu’une vaine performance pour un public averti et élitiste.
Le Codex Chantilly (Chantilly, Musée Condé MS 564) témoigne de l’Ars subtilior : on y trouve la chanson d’amour « Belle, bonne, la sage » de Cordier (1380/1440) tout à fait emblématique, écrite en forme de cœur. Les notes rouges indiquent certaines modifications rythmiques. Un petit groupe de notes rouges pendues comme un médaillon en haut à gauche, dessine un cœur. Cette chanson s’articule autour d’un jeu de mots sur le "Cor" ( "cœur") et "Cordier".
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"Belle, Bonne, Sage" de Baude Cordier
Le concept d’œuvre se forme ainsi peu à peu, et l’art du « compositeur » devient si érudit qu’il accède à la célébrité. On parle de « Res » (chose) pour désigner ces productions musicales remarquables. Ainsi, Machaut lui même, à propos du thème d’une de ses compositions, parle de « Res d’Alemaigne » et déclare à Péronne d’Armentières « Toutes mes choses ont été faictes de votre sentement et pour vous espécialement ».

V Le canon

L’Italie aussi a développé un Ars nova à sa manière. "Fraîcheur et volubilité sont les qualités essentielles de la musique italienne nouvelle, que l’empreinte de l’école limousine et provençale préserve des excès de l’Ars nova française" nous dit Roland de Candé dans sa précieuse « Histoire universelle de la musique » (Seuil 1978). Elle développe les caccia, compositions vocales en forme de canon régulier, généralement à deux voix auxquelles est ajouté un ténor instrumental libre.

Nicollo da Perugia, Caccia (ritournelle), Contemporain de Landini, il a contribué au prestige de l’éblouissant Ars nova florentine.

En effet, le canon se pratique depuis la fin du Moyen Âge, les premiers témoignages conservés nous venant du XIIIème siècles anglais. C’est la forme la plus stricte d’imitation polyphonique, qui respecte rigoureusement la règle ; le "Kannôn" en grec. Le canon "par mouvement direct" (les différentes voix conservent toujours entres elles le même décalage dans le temps) est le plus familier ; mais tous les artifices de l’imitation peuvent être aussi employés : mouvement contraire, rétrograde, en augmentation, en diminution (cours 38 et 39). On transpose les voix à l’octave, à la quarte, ou à la quinte. Ces transpositions sont exactes les unes des autres (canons réguliers), ou pas (canons irréguliers). La forme canon a été développée depuis dans toute l’histoire de la musique : on pense à Bach bien-sûr (Variations Goldberg), mais aussi à Franck (finale de la sonate pour piano et violon, ou à Schoenberg (Pierrot Lunaire, n°18 "Tache de Lune), György Ligeti, Conlon Nancarrow, et Arvo Pärt par exemple...
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Guillaume de Machaut : Sanz cuer m’en vois/Amis, dolens/Dame, par vous (ballade-canon). Source : http://maucamedus.net

« Au XIIème siècle, la culture médiévale entre dans un âge d’or, dont le XIVème siècle voit l’apogée, mais aussi le déclin. [...] Les successeurs de Machaut poussèrent les procédés de l’Ars Nova à l’absurde. La crise aurait pu conduire la polyphonie à son déclin. Elle fut en partie sauvée par l’Angleterre que préservait son insularisme. La musique y avait subi une évolution continue, assimilant tardivement avec son génie spécifique les acquisitions les plus précieuses de l’Ars Nova.[...] Les anglais n’avaient pas intellectualisé la musique : ils s’appliquaient à lui conserver la plaisante allure de la spontanéité, comme ils « déchantaient » jadis par goût et non par convention. [ A l’aube du XVème, la cour de Bourgogne est frappée par la musique anglaise] sa liberté, sa simplicité, sa transparence, par la souplesse du contrepoint, la piquante sonorité des passages en faux-bourdon [...] sa suavité harmonique, son adresse à maîtriser les techniques d’imitation (interversions des voix, canons), souplesse et continuité de la phrase mélodique ». John Dunstable illustre au plus haut degré ces qualités [...] Pour les oreilles d’aujourd’hui, c’est le premier musicien dont l’art nous semble familier » certifie Roland de Candé (opus cité).
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John Dunstable (c.1380-1453) : "Veni Sancte Spiritus"





Liens utilisés pour cet article

Histoire de la musique occidentale de la Grèce antique au Baroque (Claude Ferrier)

Liens complémentaires

Josquin : un problème de musica ficta :
Le contrepoint au XIVe siècle : Philipoctus de Caserta <
L’art du contrepoint dans la musique de l’Ars nova : un exemple dans l’oeuvre de Philippe de Vitry (David Chappuis,(2005) :
Etude des processus de la création : Le Roman de Fauvel (Aurélie Herbelot (ah433@cam.ac.uk) - Thèse de Maîtrise - Soutenue à l’Université de Savoie, Chambéry, France, 1998



Evolution du contrepoint (partie III) : L’école franco-flamande et l’émergence du sentiment harmonique


"Les 15ème et 16ème ont été pour toute l’Europe (particulièrement l’Angleterre, les pays flamands, la France et l’Italie) un prodigieux âge d’or de la polyphonie vocale dont le prestige est tel, aujourd’hui encore, que l’on a tendance à désigner par « musique polyphonique » la seule musique vocale des ces deux siècles de perfection" affirme Roland de Candé. En retraçant l’évolution du contrepoint, nous avons voulu que ces dossiers donne sens aux études que vous entreprenez aujourd’hui, élèves de Polyphonies ; que vous puissiez les replacer dans leur contexte à la fois historique et musicologique. Comprendre l’apport du contrepoint dans la musique occidentale, situer ses enjeux, et par là-même les raisons de l’étudier encore, nous paraît important. Ces dossiers, s’ils parviennent à vous y aider, auront rempli leur fonction.
I L’ART DE LA CONSONANCE
Nous voilà au XVe siècle. Dans le monde musical d’alors, la « contenance angloise », introduite sur le continent par Dunstable (v1390†v1453) et Dufay (v1400†1474), fait éclore sur l’Europe l’incomparable suavité de l’école franco-flamande. La guerre de Cent ans déplace la vie créatrice du Royaume de France vers les régions du Nord, vers le duché de Bourgogne où les arts sont largement favorisés en de nombreuses villes, de Dijon à Anvers, en passant par Cambrai ou Arras, Saint-Quentin ou Bruges. Musiciens flamands, français, bourguignons et anglais s’y rencontrent, échangent et diffusent des musiques nouvelles. Au cœur de cette effervescence culturelle, ils dépasseront les limites de l’Ars nova pour porter la polyphonie et l’art du contrepoint à ses plus hauts sommets.
Jusque là, la dissonance est traitée avec une certaine approximation. Dans une mesure, le posé doit toujours être consonant, et seul le levé, temps faible, peut comporter des dissonances. Mais en fait, les déplacements rythmiques, les hoquets et les mélismes, se complexifiant toujours, escamotent souvent cette règle. On admet même parfois que la dissonance soit attaquée directement. Mais les musiciens franco-flamands y apportent maintenant plus d’exigence. Dunstable, Dufay et Binchois (1400 † 1460) préparent systématiquement leurs dissonances comme note de passage règlementée entre deux consonances, toujours au levé, et appelée « dissonance syncopale ». Lorsque la dissonance est au posé, et préparée sur la même note, elle devient le retard, dont la polyphonie renaissante fait l’un de ses procédés favoris. Pour plus de « musicalité » la résolution du retard doit s’effectuer de préférence sur une consonance imparfaite, tierce ou sixte, afin d’éviter un contraste trop marqué entre une consonance parfaite et la dissonance qui la précède. On s’efforce également de donner des indications d’ordre rythmique : la durée de la résolution, par exemple, doit correspondre à la moitié du retard lui-même. Les règles que nous voyons au cours 19 en mélodie et cours 24 et 25 en contrepoint en sont directement issues. C’est à la « contenance angloise » que nous devons aussi l’évolution de notre sens de la consonance, par l’emploi systématique qu’elle fait des tierces et des sixtes, considérées comme consonances imparfaites sur le continent. C’est à cette époque que ces intervalles s’émancipent définitivement.
II PLEINITUDE DE L’ECRITURE MELODIQUE
Apportant une plus grande souplesse dans la mélodie et dans le rythme, les musiciens anglais généralisent le contrepoint imitatif en reprenant un même motif mélodique successivement aux autres voix. Le schème est né. Et bien sûr, alors que le contrepoint du XIVe siècle ne se préoccupait que du rapport des différentes voix avec l’une seule d’entre elles, le plus souvent le ténor, on cherche maintenant à développer ces rapports de consonance dans l’ensemble des parties. Les théoriciens prennent en considération d’autres techniques contrapuntiques que le style « note contre note » patiemment élaboré jusqu’alors. Tous les procédés d’imitation dont le germe existait déjà chez Machaut, sont portés à un un degré de perfection admirable : l’augmentation, la diminution, les mouvements contraires, rétrogrades, etc., procédés d’imitation des schèmes qui constituent l’essentiel de vos études d’écriture.
Tout en affinant le goût de la consonance, l’élaboration de ces techniques contrapuntiques autorise une démultiplication des voix, qui atteint des sommets : trente six dans Le Deo Gratias d’Ockeghem (1430 †1495 ou 1496), et même quarante voix dans l’admirable Spem in alium de Tallis (1505 † 1585) !
La disposition des voix se précise pour s’adapter aux nouvelles contraintes sonores et acoustiques qui résultent de cette démultiplication des parties vocales. On établit les quatre voix principales, aux ambitus équilibrés :
pastedGraphic_1.pdf cantus (ex déchant) qui deviendra le soprano
pastedGraphic_1.pdf altus (contraténor altus) qui deviendra l’alto ou haute-contre
pastedGraphic_1.pdf ténor qui deviendra notre ténor
pastedGraphic_1.pdf bassus (contraténor bassus) qui deviendra la basse
Cette nouvelle disposition impose son équilibre harmonique. Les bonnes tessitures des différentes parties se complètent parfaitement. L’importance équivalente des voix est gagnée, et avec elle le sentiment harmonique se précise. L’emploi du bassus est essentiel à cette évolution : il devient le soutien de l’édifice sonore, parce qu’il accroît la force des tensions et détentes mélodiques comme celle des cadences tonales. Son rôle fonctionnel accroît considérablement la cohérence harmonique de l’ensemble. Par ailleurs, l’écriture à 4 ou 5 parties, peu fréquente jusqu’alors, devient la norme. Un peu plus tard, dans la 1ère moitié du XVIème, elle se stabilise autour de 4 parties dans le style polyphonique classique : deux parties aiguës, voix de femmes ou d’enfants, et deux parties graves, voix d’hommes.
La multiplication des voix impose l’utilisation de plusieurs chœurs, dont l’écriture est alors traitée en canon. D’ailleurs, le siècle atteint l’apogée de cette forme : notamment avec Josquin des Prés (1440 †1521 ou 1524) qui réalisa même sa messe Ad Fugam entièrement en canon, sans emprunt extérieur. On peut citer également la Missa Prolationum d’Ockeghem, dont Brigitte et Jean Massin nous disent : « Étonnante gageure que cette messe, bien évidemment sans cantus firmus emprunté, et dont la polyphonie à 4 voix est engendrée par une double lecture rythmique des deux seules voix écrites. Chacune des deux voix est pourvue de deux signes rythmiques différents qui donc permettent d’aboutir, en fonction des règles du temps, à des durées d’extension différentes des notes. A cela s’ajoutent d’innombrables canons énigmatiques, comme celui du Christe (Pausans ascendit perunum tonum) qui invite le chanteur qui fait pause à prendre la relève, mais un ton plus haut, de celui qui vient de chanter la phrase écrite. Le plus surprenant dans cette entreprise est l’éminente qualité d’une polyphonies obtenue à partir de tant de cérébralité. La difficulté est à ce point transcendée que nulle part ne transparaît l’effort. Puissance de conception hors du commun qui par-delà les siècles rapproche étrangement Ockenghem de Jean-Sébastien Bach !  ».
L’écriture en canon nécessite la maîtrise d’une technique très difficile, le contrepoint renversable : on appelle ainsi une mélodie dont l’accompagnement peut être écrit sans inconvénient ni incorrection indifféremment au-dessous ou au-dessus de cette mélodie. Ce procédé permet la réalisation des contre-sujets de fugue par exemple. Il existe des contrepoints renversables à deux, trois et quatre voix, la difficulté croissant avec le nombre de voix. La quinte étant une dissonance dans ce type de contrepoint (puisque renversé, il devient une quarte forcément dissonante), les seuls intervalles consonants utilisables sont la tierce et la sixte. Vous abordez cette technique exigeante dès le cours 31 avec l’étude du contre-schème, en fin de niveau II.
Notons ici qu’il revient à Jean ROBERT d’avoir regroupé, organisé, formalisé, pour leur enseignement, ces techniques complexes issues de la Renaissance et enrichies par les apports harmoniques des époques suivantes, et les avoir refondues dans un apprentissage cohérent de l’ensemble des procédés d’écriture musicale. Cela mérite d’être souligné... Lorsque l’on écoute l’extraordinaire richesse musicale que ces techniques ont apporté en leur temps, leur étude aujourd’hui nous semble indubitablement essentielle. Nous en verrons d’ailleurs l’héritage dans nombre de chefs d’œuvre ultérieurs, jusqu’à nos jours ; cela fera l’objet d’articles à venir.
III L’ÉMERGENCE DU THEME MUSICAL
Autre signe des temps : dorénavant dans la musique religieuse, le cantus firmus, tenu par la voix la plus aiguë, la teneur (on le trouve encore aujourd’hui dans certains traités de contrepoint où il désigne le chant donné !) pourra être n’importe quelle chanson populaire, et même le plus souvent être complètement inventé de toute pièce, comme dans la messe parodique, probablement dénommée ainsi parce qu’elle contrefait, en quelque sorte, le texte liturgique initial. Rappelons que dans le motet médiéval, le ténor liturgique servait de guide au contrepoint des autres voix, et qu’il était réalisé en valeurs longues, peu rythmées, et répété sans modification jusqu’à la fin. Mais au XVème, le cantus firmus devenu profane perd son caractère prédominant et se fond dans l’ensemble polyphonique, au profit d’une plus grande initiative des voix supérieures. Dans la messe paraphrase, il passe même en imitation d’une voix à l’autre, retirant au ténor son importance traditionnelle. Sa partie est parfois si raccourcie que l’on peut penser qu’elle est tenue par un instrument, étant trop brève pour comporter un texte qui ne pourrait être énoncé entièrement. Le cantus firmus n’est plus la mélodie principale de l’édifice polyphonique, mais il en devient l’infrastructure, le fil conducteur. Son principe survivra au grandes formes de polyphonie vocale, et on le retrouvera dans la « basse obstinée » des chaconnes et passacailles baroques.
Alors que les messes grégoriennes étaient constituées de groupements composites et fortuits sans aucun lien thématique ni de tonalité, les messes unitaires de la Renaissance présentent maintenant des pièces de l’ordinaire organiquement liées, comme un tout, par le cantus firmus qui leur donne son nom.
Prenons le cantus firmus de « l’Homme armé », révélateur de l’émergence du thème en musique, et qui sera utilisé largement par les compositeurs de l’époque pour écrire les messes unitaires du même nom. Il s’agit de la mélodie profane d’une chanson très populaire au XVe siècle, et qui est un appel à s’armer contre l’ennemi qui approche :     L’homme armé doit-on douter / Craignez l’homme armé !
On a fait partout crier /On a fait partout dire
Que chacun se viegne armé / Que chacun s’en vienne armé
D’un haubregon de fer. / D’un haubergeon de fer.

 L´Homme Armé : cantus firmus 
et le KYRIE de la messe unitaire du même nom :
Cette mélodie inspirera Dufay, Ockeghem, Josquin des prés, Jacob ObrechtPalestrina , ainsi que Antoine Busnois (v.1430†1492), Pierre de La Rue (1450†1518), Cristobal de Morales (1500†1553), jusqu’à Giacomo Carissimi (1605†1674). Dufay initie dans sa messe unitaire à 4 voix ce que les musicologues allemands appellent le Kopfmotiv ou "motif de tête", qui fait débuter toute section, ou sous-section musicale, par un même élément mélodique au cantus, recevant un contrepoint identique à chaque présentation dans la voix de l’altus. Dans sa dernière messe «  Ave Regina Coelorum », Dufay étant son système de Kopfmotiv à l’ensemble des 4 voix ; si bien qu’il est possible de parler pour cette messe d’un noyau initial de 9 mesures ternaires qui sera retrouvé sans la moindre variante au début de chacune des sections. La génération suivante fera de ce Kopfmotiv un élément thématique susceptible sinon de développement, du moins de réemploi.
IV LA LIBERTE CONQUISE
Le motet de la Renaissance, quand à lui, désigne maintenant des pièces musicales assez dissemblables. Le savant motet isorythmique perdure. « Ce sont de vastes architectures, de la construction la plus savante, où s’expriment le plus clairement les capacités d’organisateur du concepteur » nous disent les Massin. Si on y utilise encore l’isorythmie, elle évolue aussi vers une expressivité nouvelle : parfois les répétitions en diminution ou en augmentation de la talea, savamment maîtrisées, provoquent un sentiment d’accélération où rythme et forme peuvent se combiner de manière très expressive. D’ailleurs, on peut y voir les prémices de ce que nous nommons aujourd’hui le "schème musical" ; petite cellule mélodique et rythmique, souvent composée de quelques notes, et qui permet de développer le discours musical. Voilà une technique d’écriture essentielle aux études de composition, et que vous abordez dès la session 5 à Polyphonies : elle est en effet centrale pour apprendre à développer son discours mélodique.
Le motet isorythmique côtoie le motet-cantilène, plus simple et toujours lié à la liturgie, établit sur la voix supérieure accompagnée note contre note par les deux voix inférieures, sans pluri-textualité cette fois, pour une meilleure compréhension du texte. Ainsi sont travaillés psaumes, séquences, hymnes etc. Apparaissent surtout les motets de forme libre, que l’on prisera fort au temps de Josquin. Aussi bien religieux que profane, mais toujours en style contrapuntique ; le motet devient en quelque sorte un madrigal latin de caractère solennel. Les motets de Victoria (1548†1611) en Espagne rivalisent de majesté, d’expressivité ou d’inventivité avec ce qu’ont écrit de meilleur Palestrina (1525 ou 1526†1594) à Rome, Josquin Des Prés en Flandre, Roland de Lassus (1532†1594) à la cour de Munich ou William Byrd (1540†1623) en Angleterre...

Parallèlement à la messe et au motet, deux genres polyphoniques absolument nouveaux s’épanouissent. La chanson française, genre savant fait de varietas, est cultivé principalement par Janequin, Le Jeune et Lassus. Ce sont de grandes chansons ponctuées d’interjections, de cris, de paroles et d’onomatopées qu’on peut considérer comme les ancêtres de « la musique à programme ». En Italie, en dehors du répertoire léger des « villanelle », « frottole », qui sont des mélodies populaires traitées en contrepoint rudimentaire, apparaît une nouvelle forme du madrigal, qui sera, jusqu’au début du XVIIème siècle, la gloire de l’Italie et de l’Angleterre. Il opère une osmose entre la frotolla, chanson d’amour frivole, gentiment licencieuse, et de la polyphonie des maitres franco-flamands, qui dominent la vie musicale italienne. Le nouveau madrigal épouse le texte poétique, en s’autorisant une grande liberté formelle. « Le souci d’illustrer le texte se traduit par des traits descriptifs auxquels on a donné le nom de madrigalismes. Les premiers représentants du genre, et même Lassus dans une partie de son œuvre, s’amusaient à une sorte de symbolisme naïf consistant, par exemple, à faire monter la mélodie sur les mots « cielo » ou « alto », à la faire baisser sur « giù » (bas) ou « profondo », à placer les mots « sol » (soleil), « si » (oui), « mi fa » (me fait) sur les notes homonymes, etc.... La liberté se manisfeste par l’absence de forme fixe, de voix prépondérantes et par des audaces d’écriture qui trahissent un souci de « modernisme  » commente Roland de Candé. Les premiers grands madrigalistes italiens ou italianisants (A. Gabrieli, Philippe de Monte, Roland de Lassus, Palestrina...), écrivent à cinq voix, en utilisant évidemment l’héritage du grand style polyphonique vocal traditionnel. Mais leur écriture plus libre les amène à innover, notamment dans l’utilisation des successions chromatiques ou des modulations imprévues, manifestant déjà le sens harmonique qui prendra sa pleine mesure au siècle suivant. Le madrigal trouve également en Angleterre une seconde patrie, qui l’adopte et lui donne un caractère propre : Byrd, Morley, Gibbons, mais surtout Weelkes (1575-1623) et Wilbye (1574-1638) mêleront avec fantaisie le folklore à leur sensibilité « impressionniste », et élèveront le genre à une perfection toute britanique.
V LE SENTIMENT HARMONIQUE
Le style vocal de la contenance angloise est tant perfectionné, avec la pureté des ses lignes horizontales, sa suave consonance, l’indépendance des parties toujours plus nombreuses et harmonieuses, où nulle mesure ne ressemble à une autre, qu’il force si l’on peut dire une écoute harmonique de l’ensemble. On trouve un incroyable élan autant mélodique que rythmique, qui donne un effet d’ampleur à chacune des phrases, sans coupures ni répétitions. La ligne mélodique s’étend sans s’interdire les notes tenues mais non stagnantes, repos momentanés qui rendent la perception plus distincte des accords produits, inscrits dans un mouvement d’ensemble aux amples courbes. De plus en plus, les rencontres verticales semblent perçues comme des entités compactes émanant d’une fondamentale grave et enchaînées en vertu d’une logique particulière que l’on s’appliquera à codifier plus tard, avec les règles de l’harmonie tonale.
« Plus encore que dans les messes, c’est dans les motets de Dunstable qu’apparaît de toute évidence le souci d’une euphonie très nouvelle provoquée par l’usage très appuyé d’accords de sixtes enchaînés qui semble gommer quelque peu l’intérêt porté par les continentaux au jeu des lignes : l’impression qui prévaut est -curieusement déjà- celle d’une harmonisation. Qu’on en juge par le très beau « Quam pulchra es » où l’ensemble de la polyphonie accepte de calquer sa démarche sur la déclamation de la voix supérieure  » précisent les Massin.

Si l’accord au sens moderne du terme n’est pas encore pleinement théorisé, il est déjà valorisé intentionnellement, comme chez le grand Dufay dans le Kyrie de sa messe Ecce ancillia domini, copiée en 1463 dans les livres de chants de la cathédrale de Cambrai. Ce Kyrie se termine d’étrange façon, qu’on peut qualifier d’harmonique : chacune des semi-brèves est, dans chacune des quatre voix évoluant de façon parfaitement homorythmique, surmontée d’un punctus coronatus (point d’orgue), ce qui accentue encore l’impression d’enchaînement d’accords. Il en est de même pour les Amen du Gloria et du Credo, très brefs, qui se présentent également sous forme d’accords, triades complètes, surmontés chacun de ce point d’orgue, les contraténors se divisant pour faire apparaître la tierce. Plus tard, Roland de Lassus dans ses Lamentations de Job, ose lui aussi de la sorte, des audaces harmoniques étonnantes pour l’époque.
Le sentiment harmonique s’épanouit véritablement quand l’écriture contrapuntique est à sa plénitude : l’époque en témoigne. Soulignons au passage que Zarlino dans le 3ème tome de son traité «  Istitution harmoniche » (1589) sera le premier à présenter une théorie complète du contrepoint, pour laquelle il se réfèrera au style de la polyphonie franco-flamande (préconisant déjà, disons-le au passage, la primauté des mouvements conjoints plus faciles à chanter : les conseils de votre professeur de composition ne datant pas d’hier !). De la science du contrepoint naîtront au XVIe les principes qui régissent la marche de chaque voix dans une succession d’accords (interdiction de parallélismes de quintes ou d’octaves par exemple).
Il est clair que si les règles du contrepoint ont été explicitées avant celles de l’harmonie, les deux disciplines sont cependant indissociables, l’aspect vertical d’un travail contrapuntique étant nécessairement conforme aux lois de l’harmonie. Ainsi, Pierre Boulez explique : « J’ai travaillé le contrepoint en même temps que l’harmonie... deux disciplines qui doivent rester étroitement liées, car harmonie et contrepoint ne sont que les deux aspects fondamentaux de toute écriture polyphonique... Ce qu’il faudrait, c’est enseigner aux élèves toutes les disciplines de la polyphonie.  » A bon entendeur...
Tous les genres connus à l’époque atteignent peut-être leur sommet dans l’œuvre de Roland de Lassus, dont le génie éclectique porta chacun d’eux à la perfection : dans son grand motet à 12 voix « Laudate Dominum » , il atteint le maximum de la complexité polyphonique. Plénitude de la polyphonie, perfection du contrepoint... C’est bien plus tard seulement que ces deux notions se différentieront entre elles, soit au moment ou le contrepoint prendra l’allure d’un entraînement scolaire et impliquera un style et des règles qui ne seront plus ceux de la composition libre. Mais jusqu’au XVI ème inclusivement, le style polyphonique contrapuntique constitue la seule technique utilisée, du moins pour la musique vocale, et les règles du contrepoint sont celles de la composition elle-même.