Un exercice de fugue, la dernière oeuvre de Schubert ?

Lorsqu’Otto Erich Deutsch a terminé son premier catalogue thématique des oeuvres de Schubert (1951), quelques essais avaient déjà été publiés mais celui-ci était le plus complet et chaque oeuvre y était scientifiquement & systématiquement étudiée. Il devint donc logiquement une référence, encore actuellement considérée comme incontournable. Pourtant, lorsque la seconde édition est parue (1978), non seulement de nouvelles découvertes la rendaient intéressante mais également, la musicologie avait évolué entretemps; les informations larges & exactes semblent avoir poussé nombre de possesseurs de la première édition à acheter cette mise à jour. L’évolution des connaissances ne s’est pourtant pas arrêtée à cette date, même si peu de modifications importantes ne s’y soient ajoutées. Christa Landon a publié quelques nouveautés découvertes en 1964, dont les études spécifiques allaient se poursuivre plusieurs années après: «Neue Schubert Funde» in Österreichische Musikzeitschrift 1969, pp. 165 sqq. Parmi celles-ci, des exercice de fugues manuscrites du compositeur on posé beaucoup de questions, pas toutes répondues. Elles sont écrites par Schubert et certaines sont corrigées par Simon Sechter. L’analyse du papier & de l’écriture nous indique que ces exercices datent des dernières semaines de sa vie! Nous ne pouvons bien sûr savoir s’il s’agit là de ses derniers travaux mais il me semble néanmoins étonnant qu’un compositeur de grands chefs-d’oeuvres reconnus veuille étudier un aspect de la musique maîtrisé par tout musicien en fin d’apprentissage. Pendant le printemps 1828, des oeuvres comme la Fantaisie en Fa maj, "Mirjam’s Siegesgesang" et la Messe en Mi bémol maj illustrent clairement que le compositeur ne voulait pas seulement utiliser une fugue pour terminer un mouvement ou une oeuvre avec maestria mais comme un moyen logique d’élargir un/plusieurs thème(s) dans la continuation d’un mouvement construit plus polyphoniquement. La "Grande" Symphonie en Ut maj et la Messe en Mi bémol majeur montrent par ailleurs qu’il souhaitait également faire évoluer son orchestration, les interactions polyphoniques des instruments & des voix et même la respiration de sa musique qui dépasse là largement les prouesses de la main gauche du pianiste (dans ses Lieder encore plus que dans ses oeuvres pour piano seul d’ailleurs). Qu’est-ce qui a cependant pu le mener à prendre des cours? Ceci pourrait être une influence post-mortem de Beethoven : Schubert connaissait ses sonates op. 106 & 110 et ses Variations "Diabelli"; il était présent lorsque le Quatuor Schuppanzigh ont interprété ses 13° & 14° Quatuors à Vienne le 21 mars 1826 (le 14°, encore avec la Grande Fugue comme final) et a probablement lu en partition tous ses quatuors. Celui qui plus que tout autre avait la stature d’un Maître supérieur aux yeux de Schubert et de bien d’autres musiciens, voulait aider la fugue à atteindre une nouvelle voie, distincte du simple exercice scholastique. Lorsque Beethoven composait sa Große Fuge, il dit à son ami Holz que «L’imagination a de nouveaux droits à exiger là également; actuellement un nouvel esprit, très particulier, doit animer cette forme ancienne». Et nous savons combien, pendant sa vie et après, son influence a été forte, y compris au-delà des symphonies et des formes-sonates. Nous savons qu’à la fin de 1827, Schubert a emprunté les partitions d’oeuvres chorales d’un autre compositeur qu’il a toujours admiré : Georg Friedrich Händel. Celles-ci pourraient également avoir été d’une importance centrale et certains de ses amis ont écrit à propos de son enthousiasme. Joseph Hauer : « Pendant les dernières années de sa vie, Schubert voulait approfondir sa connaissance des oeuvres de Händel et me disait souvent: "Viens avec moi, cher Hauer, et étudions ensemble Händel ». Gerhard von Breuning : «"Regarde", m’a-t-il dit : "On m’a donné ceci. J’en suis très content. J’ai voulu les avoir depuis longtemps parce qu’Händel est le plus habile des compositeurs; avec lui, on apprend encore. Apporte-moi ce livre." Il parlait avec enthousiasme. Je lui ai porté toutes les partitions, l’une après l’autre». Sonnleithner : « Environ deux mois avant sa mort, Schubert alla visiter les Frölich et raconta qu’il avait reçu les partitions d’oratorios de Händel. Il ajouta qu’il voyait maintenant ce qui lui manquait mais qu’il allait travailler cela avec Sechter pour combler le temps qu’il avait perdu». Schubert suivit le premier cours le 04 novembre 1828 avec son collègue Joseph Lanz. Simon Sechter (1788-1867) était considéré comme le meilleur contrapuntiste de sa génération à Vienne. Il était organiste à la Cour depuis 1824 et allait enseigner la composition et l’harmonie au Conservatoire du Musikverein à partir de 1851. Sa principale oeuvre publiée (Les bases de la composition musicale, 3 vol, 1853-54) sera utilisée pendant longtemps. Il avait été élève de Joseph Koželuh (1747-1818) et se fondait dans la tradition sévère des fugues de Johann Joseph Fux (1660-1741) et Johann Georg Albrechtsberger (1736-1809) ; les plus connus de ses élèves pour la fugue sont Anton Bruckner (1824-1896) et Jan Václav Vořišek (1791-1825). Il aimait cependant plaisanter même en musique et l’on raconte qu’à la fin de sa vie, il improvisait au clavier sur des articles de journaux ou des conversations. Je suis un peu étonné qu’un compositeur de fugue à la réputation stricte & sévère s’adonnait à ce que Rossini dirait pouvoir être un beau challenge pour lui: composer sur n’importe quel texte écrit à disposition, même un menu de restaurant! Le fait que finalement, Schubert ait vraiment pris des cours avec Sechter semble avoir animé des discussions auprès de ses amis proches et de musiciens à Vienne qui connaissaient certaines de ses oeuvres. La plupart semblaient s’accorder sur le fait qu’il n’en avait pas réellement besoin. L’on semblait parfois croire que ces cours lui permettraient de composer des oeuvres d’une apparence plus "officielle", avec l’espoir de plus de commandes, voire même d’un poste de Kapellmeister; ses amis proches insistaient sur le fait qu’il était un compositeur très spontané et libre pour rejeter ces dires. Ces débats ouvraient aussi sur la question des compositeurs "naturalistes", adjectif que beaucoup semblaient considérer comme négatif; cependant, quelques compositeurs de la Cour disaient cela de Beethoven également. Quoi qu’il en soit, certains critiques ont utilisé ces cours comme un argument pour dénigrer la compétence de Schubert comme compositeur, de même qu’ils utiliseront ainsi ses Schubertiades; on essayera même d’en faire un simple soûlard. Ces calomnies ont longtemps entâché sa réputation après sa mort. Quel était ce manque que Schubert semblait sentir et vouloir combler ? Ces exercice systématiques de fugue, que lui auraient-ils permis d’atteindre de plus ? A mes yeux, ses oeuvres "tardives" ont atteint un sommet tel que je ne puis y voir ce qu’il s’agit d’y combler. Quoiqu’il soit mort bien jeune...