Une brève histoire du jazz


Outre les musiques noires comme le blues et le gospel, le jazz puise ses origines dans les musiques populaires qui était jouées dans le Sud des Etats-Unis : marches militaires, musique de cirque, folksongs, musique de salon pour piano, chants évangéliques, danses comme la polka, la gigue, le cake-walk, les branles ou la quadrille (square danse). Toutes ces musiques ont des origines fort diverses.

On ne sait pas où ni comment est apparu le jazz [1], mais c’est à la Nouvelle-Orléans, au début du siècle, qu’il a trouvé sa mesure. Jusque-là, les noirs américains pratiquaient les work songs [2] (chant de travail des cueilleurs de coton et des poseurs de rails), le blues [3] (chansons interprétées par des itinérants) et le negro spiritual (chant religieux). A la fin du 19ème siècle d’autre part, des pianistes comme Scott Joplin jouaient le ragtime [4], une musique de type européen au rythme marqué. Ces éléments et d’autres encore (danses, fanfares, …) s’amalgamèrent dans une ville elle-même très mélangée (population blanche, noire, créoles, …) animant en particulier le quartier plutôt mal famé de Storyville.

Des orchestres, blancs ou noirs, jouaient dans les rues une musique rythmée, d’abord proche de la marche. Des instruments mélodiques (cornet, clarinette et trompette) improvisaient un contrepoint enlevé, appuyés sur une section rythmique (banjo ou guitare, tuba ou basse et percussion). Le jazz naquit d’abord sous la forme du new orleans [5] (dixieland [6] pour les blancs).

Après la première guerre mondiale, La Nouvelle-Orléans devint port militaire et, pour sauvegarder la vertu des soldats, le quartier de Storyville fut fermé. Le jazz remonta le Mississipi et jeta l’ancre à Chicago. Le style new orleans évolua, notamment dans le South Side. On entendait King Oliver, Jelly Roll Morton, Bix Beiderbecke et, surtout, Louis Armstrong, le premier véritable soliste de l’histoire du jazz. New York fut ensuite conquise. Le phonographe aida au succès. Dès 1917, on put entendre leDixie Jass Band One-Step, puis les chanteuses de blues « Ma » Raney et Bessie Smith, accompagnées par des orchestres de jazz.

A New York, où l’on prit goût au saxophone, ce fut la grande époque du big band. Apparurent les « arrangeurs », comme Fletcher Henderson. L’entre-deux-guerres vit se multiplier les orchestres (Count Basie, Cab Calloway, Duke Ellington, Chick Webb…), tandis que s’imposaient de brillants solistes (Sydney Bechet, Benny Carter, Coleman Hawkins, Gene Krupa, Art Tatum, Fats Waller, Lester Young…). Le jazz était alors musique de danse animant les clubs, souvent tenus par des mobsters (voyous).

On vivait l’époque du swing craze, de la folie du swing, dont Benny Goodman passait pour être le roi. Le swing correspondait à une évolution rythmique : 2 temps forts (1er et 3ème) et 2 temps accentués (2ème et 4ème), c’est à dire à un déplacement de l’accentuation.

Ce fut l’heure de gloire du jazz. Ni noir ni blanc (mais les musiciens se mélangeaient rarement et lorsque Benny Goodman engagea Teddy Wilson, musicien noir, il suscita l’étonnement …), le jazz se répandit aux Etats-Unis et en Europe, pour le plus grand profit des blancs… A preuve, Paul Whitman et son jazz « symphonique », qui fit fortune, ou George Gershwin, accommodant la musique européenne à la sauce jazzy (« Rhapsodie in blue »). Les compositeurs européens (Milhaud, Ravel, Stravinski…) s’intéressèrent au jazz, de même que les auteurs de chansons, Charles Trenet par exemple. Il y eut aussi des jazzmen européens, comme le guitariste Django Reinhardt.

C’est peut-être pour mettre un terme au jazz dansant et divertissant qu’est apparu le style bebop. Le Minton’s Playhouse, à Harlem, en fut le haut lieu. Musique complexe, rapide et nerveuse, destinée plutôt à des petits ensembles, elle mit en valeur les solistes (Charlie Parker, Thelonious Monk, Dizzie Gillespie …). Charlie Christian fut le premier virtuose de la guitare électrique. Kenny Clarke inventa la batterie moderne, au jeu plus varié, plus souple et plus continu. Ce jazz fit grincer les dents de beaucoup et, par réaction, certains revinrent au dixieland, en Europe surtout. Dans le même temps, les danseurs optèrent pour la samba. Le jazz se retrouvait sans public.

Contre le be-bop s’affirma ensuite le style cool, simple et détendu. On admira la sonorité de Miles Davis, Gerry Mulligan ou Stan Getz. L’école West Coast (Jimmy Giuffre, Shelly Manne …) lui fut proche. Lennie Tristano créa le jazz « intellectuel ». Quant au Moderne Jazz Quartet, il apparu « classique ». Du coup, les mélomanes tendirent l’oreille. Se développa aussi le hard bop, avec Art Blakey et les Jazz Messengers, Sonny Rollins également. Horace Silver, de son côté, jouait funky, un jazz expressif d’esprit blues.

De cette période de diversification, dans les années 1950, sortirent trois grandes figures : Thelonious Monk, pianiste marqué par le blues au style discontinu, flirtant avec la fausse note, Miles Davis, trompettiste à la sonorité pure, économe de ses notes, esprit curieux, et John Coltrane, saxophoniste inspiré au lyrisme haché, une âme de pionnier qui ouvrit la route au free jazz.

Apparu vers 1960, avec Ornette Coleman, Charlie Mingus et Cecil Taylor notamment, le free jazz renouait avec l’improvisation collective, en utilisant des moyens modernes (tonalité libre, rythmes complexes, utilisation du bruit, influence des musiques africaine et indienne, …). Parfois violent ou agressif, contemporain de mouvements d’émancipation des noirs américains et de mise en cause de la culture blanche, ce jazz obtint le succès en Europe.

En 1970, Miles Davis imposa le jazz « électrique ». Utilisant les moyens électroniques, accueillant différentes influences, dont celle du rock, ce style hybride, appelé fusion ou jazz rock, séduisit un public important, souvent jeune, et influença des groupes de pop music comme Soft Machine. Le jazz, en fait, allait prendre toutes sortes de directions : jazz très personnalisé (enregistrements en solo ou en duo), free jazz, acid jazz (influencé par le rap), jazz revisité, … Cette dispersion, ce mélange des styles parfois, ces retours aussi, n’ont pas cessé, souvent illustrés par de brillants instrumentistes. Dans le jazz aussi, il est question de « musique mondiale » (Don Cherry).

Après les années 1970, le jazz s’est rapproché des autres musiques (qu’il avait parfois d’abord influencées), comme l’ont fait toutes les musiques à la fin du 20ème siècle, sans parvenir vraiment à retrouver un vaste public, sinon autour de quelques stars ou à l’occasion de festivals.

Le jazz a apporté à la musique son goût du rythme, son allure libre, improvisée en partie, son alternance tension et détente, à une époque où la musique occidentale semblait souffrir de rigidité et de cérébralité. Avec le jazz, d’autre part, l’auteur ou le compositeur compte peu, c’est l’instrumentiste, son style et sa sonorité, qui attire l’attention. Et, longtemps, le jazz s’est consommé live, dans les clubs et salles de concert, apparaissant comme exemplaire d’une musique vivante.



[1] Jazz : De très nombreuses étymologies ont été avancées pour ce mot. On a cherché des connotations sexuelles (spasm), anecdotiques (un musicien d’autrefois se serait appelé Jasbo [ou Jazzbo ou Jazbo] Brown à qui le public criait : « More, Jaz ! »), africaines (on trouverait dans certaines langues africaines des mots voisins), créole (le français « jaser ») et bien d’autres encore (on évoque aussi les prostituées de la Nouvelle-Orléans surnommées « jazz-belles » [souvenir de la Jézabel biblique] ou encore : jazz dériverait du malenke « jasi » qui signifie « vivre intensément »). En 1975, le critique français Hugues Panassié a proposé une étymologie défendue par le vibraphoniste Lionel Hampton, qui la tenait d’un vieux Noir de La Nouvelle-Orléans. Le mot viendrait de jackass (âne, bourricot, mais aussi idiot, imbécile, d’où : musique d’imbéciles). Nous avons personnellement entendu cette étymologie dans les années 1960, de la bouche du grand clarinettiste Albert Nicholas, né en 1900 à La Nouvelle-Orléans. Elle est doublement séduisante : phonétiquement, car le mot jackass, dans le parler sudiste, se prononce d’un seul accent, en supprimant presque l’émission du « ck » ; graphiquement, car elle explique pourquoi les premières apparitions imprimées du mot ne furent pas « jazz », mais « jass »(1917).

[2] Work-Song : expression anglaise signifiant « chant de travail » et s’appliquant en général à toutes sortes de musiques vocales destinées à soutenir un travail dont elles épousent le rythme (chants de laboureurs, de cueilleurs de coton, de piqueurs de riz, de bûcherons), et en particulier aux chants afro-américains nés de l’esclavage et qui sont une des origines du blues et du jazz. Le work-song présente en général un caractère lancinant et répétitif, et utilise souvent le principe du « call and reponse pattern » (structure d’appel et de réponse) : un soliste lance une formule à laquelle répond la collectivité. Le rythme peut être marqué par l’outil de travail (pioche, hache, marteau, …). Certains pionniers du jazz comme Huddie Ledbetter (1889-1949) ont enregistré des work-songs sous leur forme ancienne

[3] Le Blues (blue devils), est l’expression mélancolique de la détresse des esclaves noirs et la source du jazz, du blues paysan des origines jusqu’à aujourd’hui, en passant par le blues classique des villes. Le blues moderne, souvent purement instrumental, ne s’en tient ni à la structure classique ni au tempo lent.

[4] Ragtime, rag : les deux mots sont synonymes. Etymologiquement, on fait dériver ce mot de l’adjectif ragged, heurté, haché, désordonné. C’est l’impression qu’a donnée aux premiers auditeurs le décalage rythmique entre la mains gauche, qui marque les temps, et la main droite, qui syncope abondamment. Mais le substantif pluriel rags désignait aussi des fragments de mélodies de plantation (Schafer et Riedel, The Art of Ragtime, 1973). Le ragtime est le style pianistique originaire de Saint-Louis qui s’est développé à partir d’environ 1870. Il adapte la musique de salon et de danse européenne (marches, polkas, …) à la technique de jeu du banjo. La main gauche préserve la pulsation régulière de la mesure à 2/4, souvent avec des croches syncopées (octaves de basses sur le 4ème temps au lieu du 3ème) ; la main droite joue par-dessus la mélodie syncopée (off-beat) caractéristique, d’où l’expression ragged time (= temps déchiré). Le ragtime devient très virtuose dans les années 1900-10 ; sous les doigts de pianistes noirs, comme Scott Joplin, James Scott, ou blancs, comme Joseph Lamb.

[5] New Orleans (angl. = de La Nouvelle-Orléans) : L’école new orleans est la plus ancienne de l’histoire du jazz. Son style est caractérisé par la prépondérance de l’improvisation collective, le jeu « sur le temps » de l’instrument meneur (trompette ou cornet) et le soubassement rythmique à deux temps (two beats) comportant une mise en valeur de l’afterbeat. Le new orleans s’applique plus particulièrement aux ensembles noirs (Jelly Roll Morton, Louis Armstrong).

[6] Dixieland (1900-20) : se dit du style en honneur dans le sud des Etats-Unis ; c’est la première imitation du jazz de la Nouvelle-Orléans par des musiciens blancs (Dixieland désignait au 19ème siècle les états du Sud des Etats-Unis). Formations et musiciens les plus célèbres : Reliance Brass Band (1892/93) et le Ragtime-Band (1898), dirigé par Jack « Papa » Laine ; Original Dixieland Jazz Band (1914), qui a beaucoup contribué à la diffusion du jazz (1er disque en 1917) ; Eddie Condon, Wild Bill Davison, …