Racines du jazz - musique profane




Réminiscences africaines


En dépit (à cause ?) de ces refoulements, interdits et contraintes divers, les références à l’Afrique, les souvenirs plus ou moins dénaturés, demeurèrent dans les traditions familiales d’un grand nombre de Noirs. La traite n’ayant pas définitivement cessé, malgré une série de lois destinées à l’interdire, au 19ème siècle encore, des Africains furent déportés pour assurer dans le Sud le règne du « Roi Coton », alors à son apogée. Ainsi les liens avec le continent africain ne furent-ils pas définitivement rompus, comme on aurait pu le croire. Jusqu’en 1859, les bateaux négriers débarquent leur cargaison humaine sur les côtes américaines. Cela explique que, même à l’époque des
minstrels (seconde moitié du 19ème siècle), certains africanismes dans le parler, les chants et la musique des Noirs d’Amérique, témoignent d’un passé relativement récent. Dans Souls of Black Folk et Dusk of Dawn, W. E. B. Du Bois se souvient de ses ancêtres et, à travers eux, d’une certaine Afrique :
« Il [Jacob Burghardt, l’arrière-grand-père de W. E. B. Du Bois] épousa une femme nommée Violet qui, apparemment, était arrivée d’Afrique peu de temps auparavant. Elle avait apporté avec elle un chant africain qui devint traditionnel dans la famille. (...) Avec l’Afrique, je n’avais donc qu’un seul point de contact direct : cette mélodie africaine que chantait mon arrière-grand-mère Violet. Où l’avait-elle apprise, je l’ignore. (...) Quoi qu’il en soit, comme je l’ai écrit dans Souls of Black Folk, après un long voyage, elle arriva jusqu’aux vallées de l’Hudson et de l’Housato-flic, noire, petite, frêle, épuisée par les âpres vents du nord. Longtemps, elle regardait avec espoir vers les collines et souvent, son fils sur les genoux, elle mur murait une mélodie païenne : 
Do bana coba, gene me, gene me!
Do bana coba, gene me, gene me!
Ben d’nuli, nuli, nuli, ben d’le.

L’enfant la chanta à ses enfants et ils la chantèrent aux enfants de leurs enfants. C’est ainsi que cette chanson a parcouru deux siècles pour qu’à notre tour nous la chantions à nos enfants. » 

Cette survivance d’éléments africains, il est possible de la retrouver sur le plan instrumental. Nombre de témoignages parlent de cette « musique de sauvages » des premiers esclaves, le plus connu étant celui de l’architecte Benjamin Henry Latrobe qui visita La Nouvelle-Orléans et se rendit à Congo Square (place du Congo, où les esclaves avaient le droit de se réunir certains soirs) :
« La musique était jouée par deux tambours et un instrument à cordes. Un vieil homme, à califourchon sur un tambour cylindrique d’environ trente centimètres de diamètre, le frappait du bord de la main et des doigts avec une incroyable vélocité. L’autre tambour, une sorte de caisse à douves ouverte, était tenu entre les genoux et frappé de la même façon… Mais le plus curieux était l’instrument à cordes, certainement importé d’Afrique. En haut du manche, il y avait la silhouette grossière d’un homme assis avec, derrière lui, deux chevilles auxquelles étaient fixées les cordes. Le corps de l’instrument était une cale basse. Un autre instrument, qui d’après la couleur du bois avait l’air neuf, était fait d’une pièce de bois découpée ayant à peu près la forme d’une batte de cricket avec, tout au long, une profonde rainure médiane… On la frappait énergiquement sur le côté avec un bâton court. Il y avait aussi une calebasse, percée d’un trou rond, cerclée de clous de cuivre, qu’une femme frappait avec deux bâtons. »
En 1817, Congo Square avait été désigné par le maire de La Nouvelle-Orléans comme le seul endroit de la ville que les Noirs pussent fréquenter. Leurs réunions avaient toujours lieu, évidemment, sous la surveillance de la police locale. Au coucher du soleil, les danses s’arrêtaient et les esclaves étaient renvoyés chez leurs maîtres. Pour des raisons que les archives de la ville ne précisent pas, cette coutume fut abrogée après plus de vingt ans, mais elle fut encore très populaire pendant les quinze années qui précédèrent la guerre de Sécession. Selon Herbert Asbury, les autorités municipales l’interdirent pendant la période mouvementée qui suivit l’occupation de la ville par les troupes nordistes. Au cours des années 80, George W. Cable assista encore à de telles manifestations musicales et chorégraphiques dans un terrain vague de
Dumaine Street. Ses descriptions extrêmement précises des instruments et des caractéristiques physiques des danseurs soulignent l’apparence encore très africaine de la musique et des esclaves eux-mêmes.

fieldhollers
Les fieldhollers, littéralement les beuglements (ou cris) des chants, étaient les chants des esclaves durant le travail. Sortes de psalmodies improvisées durant le travail, c’est une synthèse de diverses influences. L’héritage musical africain assimilé avec la musique blanche locale (essentiellement irlandaise à cette époque) donna naissance à ces chants destinés à rythmer et à soutenir le travailleur de force – poseur de voies de chemin de fer ou ouvrier de carrière, bagnard aussi – ou le paysan, le cueilleur de coton. Ces chants étaient donc des questions et des réponses et se caractérisaient par des « shouts », c’est à dire par des cris. C’était en fait de courtes phrases musicales que le paysan, l’ouvrier agricole, le petit artisan chantaient à tue-tête, criaient pour se faire reconnaître. Toutes ces phrases étaient porteuses de mélodies qui, adaptées, transformées, élargies, prirent plus tard facilement place dans des blues ou des chansons plus élaborées. Ce chant sans accompagnement instrumental ou rythmique peut donc être considéré comme le pendant individuel des chants de travail collectifs. Les noirs exilés vont donc créer une nouvelle sensibilité musicale, assimilant et créant une musique sans le moindre rapport avec ses modèles. Leadbelly symbolisa des années plus tard ce folklore naissant.

Le banjo était très utilisé par les musiciens de l’Amérique noire rurale.


Définition du « Holler »

HOLLER signifie « Cri », « braillement ».
« Appel modulé, entre le cri et le chant, lancé par un travailleur agricole (on dit aussi field holler) à l’intention de ses congénères dispersés alentour, ou par un vendeur ambulant (street holler). » (Holler Stomp, Pete Johnson [1939]).

Le
holler et les chants de travail (work songs) sont quelques-uns des déterminants de la structure du blues :
« Worksong et field holler, dont la fonction ne se définissait que par rapport au travail et à la vie collective, furent transformés en blues sous la pression des nouvelles conditions de travail du share-cropper (1) isolé : une forme d’expression individuelle qui réunit en une seule ligne vocale généralement associative les structures contradictoires du worksong et du holler. » 
Manfred Miller in Une histoire du jazz

Les
hollers étaient connus dans tout le Sud sous des noms divers tels que loudmouthing ou whooping.
« Every man would be hollering, but you don’t pay that no mud. Yeah, ‘course, I’d holler too. You might call them blues, but they was just made up things. Like a fella be working near you and you want to say something to ‘em. So you holler it. Sing it. Or maybe to your mule or something or it’s getting late and you wanna go home. I can’t remember much of what I was singing now, ‘cepting I do remember I was always singing "I can’t be satisfied" ». 
Interview de Muddy Waters cité par Paul Oliver dans Conversation with The Blues

1 Share-cropper (1867) : système de métayage appliqué dans le Sud. Le propriétaire fournissait la terre, la maison et l’équipement minimum. En contre-partie, le métayer (share-cropper), outre le travail qu’il fournissait, était redevable d’un loyer et d’une partie de la récolte. Le share-cropping a été progressivement remplacé par le salariat dans les années 1950, avec la généralisation des machines à cueillir le coton.
worksongs

Expression anglaise signifiant « chant de travail » et s’appliquant en général à toutes sortes de musiques vocales destinées à soutenir un travail dont elles épousent le rythme (chants de laboureurs, de cueilleurs de coton, de piqueurs de riz, de bûcherons), et en particulier aux chants afro-américains nés de l’esclavage et qui sont une des origines du blues et du jazz. Le work-song présente en général un caractère lancinant et répétitif, et utilise souvent le principe du « call and reponse pattern » (structure d’appel et de réponse) : un soliste lance une formule à laquelle répond la collectivité. Le rythme peut être marqué par l’outil de travail (pioche, hache, marteau, …). Certains pionniers du jazz comme Huddie Ledbetter (1889-1949) ont enregistré des work-songs sous leur forme ancienne.

« Les chants de travail faisaient alterner l’appel du meneur avec la réponse du groupe ; même le blues prolonge en fait les premiers chants, car le chanteur solitaire s’y répond à lui-même. » 
Geneviève Fabre in Le Théâtre noir aux Etats-Unis.

Après le travail, les esclaves se rassemblaient souvent pour faire de la musique. Avec les violons ou les banjos  lorsque leurs maîtres les leur prêtaient, à défaut avec leur corps pour faire des percussions, tapant sur leur cuisses avec les mains ou frappant le sol avec les pieds Texas Alexander reste le seul représentant de ce style très mal connu dont nous avons un témoignage musical.
Malgré tous les interdits, les
work songs (chants de travail) permettaient aux esclaves de préserver leur sens musical et de se rassembler en collectivités. Essentiellement chantés dans les champs de coton, sur les chantiers de voies ferrées ou dans les prisons, ces work songs se développent « a capella » (sans instruments) dans un échange de questions et de réponses qui rythmait le travail.
Audition : Berta, Berta, Brandford Marsalis.

Cette reconstitution récente rend hommage à une pratique ancestrale. Ce type de chants contribuait à soutenir l’effort et à alléger la peine. C’est une forme en crescendo (de plus en plus fort) avec l’apparition au centre de la pièce de coups de masse rythmés par le chant des esclaves.


Si les
work songs des esclaves [1] sont des « chants rythmés », ce n’est pas, on l’a noté, lié à la seule importance du rythme dans les musiques africaines : il est moins pénible de couper des cannes à sucre ou de cueillir du coton — comme de haler les bateaux sur la Volga — en chantant une mélodie dont le découpage rythmique coïncide avec une décomposition de l’effort en succession de gestes. Cette valeur fonctionnelle des chants de travail explique, d’abord, que les colons ne les aient pas interdits. D’autre part, vient de ces chants cette sorte de martèlement lancinant (tension puis détente) à quoi on peut comparer la démarche rythmique des premiers blues, et que l’on retrouve dans les chants des prisonniers noirs condamnés aux travaux forcés [2] ceux-ci ayant, à une époque post-esclavagiste, l’expérience de l’asservissement collectif.
(L’emprisonnement constitue une expérience moins exceptionnelle qu’un Blanc ne pourrait croire dans la vie d’un grand nombre de Noirs américains, le pourcentage toujours très élevé de délinquants et de condamnés noirs dans les archives judiciaires des Etats-Unis étant lié à la fois à la sévérité particulière des juges — influencés comme le reste de leurs compatriotes par l’idéologie dominante raciste — et au phénomène, aujourd’hui « classique » pour la plupart des sociologues, de la délinquance favorisée par un contexte social oppressif et misérable. Aussi plusieurs Noirs, et parmi les plus célèbres, ont-ils reconnu l’influence déterminante que leur séjour en prison a pu avoir sur leur vie et leur mode de pensée. C’est en prison que Malcolm X, Eldridge Cleaver ont commencé de réagir politiquement à la situation des Noirs américains — alors qu’ils avaient été condamnés l’un pour vol et l’autre pour viol. On sait aussi que le chanteur de blues Leadbelly, le romancier Chester Himes ont passé de longues années derrière les barreaux…).
Ce qui peut surprendre à la lecture de certains témoignages [3], c’est souvent l’apparence anodine, résignée, voir très joyeuse et insouciante des paroles des work songs. Il semble que si les colons étaient en majorité favorables à ces chants, c’est à la seule condition qu’ils augmentassent le rendement des esclaves (cette attitude est comparable à celle de certains éleveurs « modernes » qui diffusent dans leurs étables modèles une musique choisie scientifiquement en vue d’améliorer la production laitière de leurs vaches ; des expériences analogues ont d’ailleurs été réalisées dans de grandes usines…) donc ne fussent jamais mélancoliques ou nostalgiques : ni nuance critique quant à la vie dans les plantations ni, bien sûr, incitation à la révolte. Ce même souci du rendement explique aussi que les commandants des bateaux négriers fissent chaque jour danser leurs prisonniers : le « bétail » devait être en bonne forme au moment de la vente. Ainsi, dès les premiers contacts entre les Noirs et leurs exploiteurs, le contenu et la signification de leurs chants furent-ils systématiquement censurés, détournés vers l’entertainment (divertissement, passe-temps), ce mot devant être, plus tard, traditionnellement synonyme de « jazz » ou « musique nègre » pour la majorité des Américains blancs.
[1] Dans The Story of the Blues (p. 9), Paul Oliver cite un des rares exemples de work songs qui nous soient parvenus. Celui-ci date de 1843 :
(Soliste :) « De nigger-trader got me… » (Le marchand de nègres m’a attrapé…)
(Choeur:) « Oh, hollow !...» (Oh, creuse…)
A défaut d’enregistrement, deux témoignages nous permettent d’imaginer ces chants encore africains et proches déjà des spirituals :
« Ces étranges roulades de gorge et ces curieux effets rythmiques produits par les voix solistes intervenant à intervalles réguliers semblent pratiquement impossibles à noter sur partition. » (Miss McKim, vers 1850) ; « […] [ces chants] extraordinairement sauvages et inexplicables. La façon dont le chœur place le refrain entre les phrases de la mélodie chantée par une voix soliste est aussi curieuse qu’efficace. » (Fannie Anne Kemble,
Journal of a Residence on a Georgia Plantation, 1835, Knopf, New York, 1961.)

[2] Plusieurs disques ont été réalisés à partir d’enregistrements de ces chants de prisonniers. Au pénitencier d’Etat de Parchman (Mississippi), Alan Lomax a recueilli en 1947 les éléments de l’album Negro Prison Songs from the Mississippi State Penitentiary (Tradition Records, Los Angeles, TLP-1020). On écoutera aussi Angola Prison Spirituals/Recorded at Louisiana Penitentiary in Angola (77-Records, Londres, 77LA 12-13).

[3] F. Kemble (op. cit., p. 163) écrit dans son journal : « En dehors des chants improvisés en notre honneur, je n’ai jamais entendu les Noirs […] chanter des paroles qui eussent véritablement un sens. Sur un de leurs airs, fort joli, plaintif et original, il n’y avait qu’une phrase répétée en une sorte de chœur gémissant. » 
ballades
Autre forme vocale noire, tout aussi "mélangée" que le spiritual : la ballade (ballad). Transmise par la tradition orale, elle comporte autant d’éléments africains (improvisation, récits plus ou moins légendaires faits par les anciens de la tribu) que de références européennes (ballades anglaises traditionnelles importées par les immigrants) et raconte les aventures de héros noirs (John Henry, qui mourut d’épuisement pour avoir voulu battre de vitesse avec son seul marteau la perforatrice à vapeur sur le chantier d’un tunnel en voie de percement), les méfaits d’un bad man (mauvais garçon) comme Stackalee ou de dramatiques amours (Frankie and Johnnie). Souvent considérés par les Blancs comme plus « amusants » que les blues, en dépit d’allusions plus ou moins « subversives » (critique de la machine qui écrase l’homme, références à des hors-la-loi plus ou moins héroïques, etc.), ces chants furent à l’origine d’un phénomène exceptionnellement et parfaitement significatif : les minstrels.
minstrels shows
Les blancs du début du 19ème siècle jusqu’à la grande guerre ont, le visage passé au charbon, caricaturé les chansons nègres, ce qu’ils appelaient grossièrement, les coon-songs. Le Noir, dans la mythologie américaine, devenait ce personnage prêt à rire et à faire rire dont la représentation s’est répandue en France sous la forme du « Y’a bon Banania ».
Qu’est ce que le
minstrel show ? On peut le définir comme le pendant américain du vaudeville. Ce genre de spectacle nouveau fit son apparition à partir de 1820 pour atteindre son apogée dans la période de 1850 à 1870 : les minstrels (ménestrels) noirs. Il s’agissait essentiellement d’une reprise du style des chants et des danses des esclaves, par les Blancs qui se noircissaient le visage avec du bouchon brûlé, et montaient sur scène pour entonner des « chansons nègres » (aussi appelées « chansons éthiopiennes »), pour exécuter des danses inspirées de celles des esclaves et pour raconter des histoires inspirées de leur vie. Les deux caricatures d’esclaves les plus fréquentes étaient l’esclave des plantations, avec ses vêtements en loques et son patois épais, et l’esclave de la ville, le dandy vêtu à la dernière mode, se vantant de ses conquêtes féminines. Le premier s’appelait Jim Crow et le second Zip Coon.
Le premier véritable spectacle de longue durée fut monté en 1843 à New York par Daniel Decatur Emmett et ses minstrels virginiens. Parmi les plus célèbres comiques au visage noirci (tous blancs), on peut citer George Washington Dixon, Thomas Nichols, Dartmouth Rice (surnommé le « père des minstrels américains »), Daniel Emmett et E. P. Christy.
Lorsque les esclaves décidèrent d’adopter une structure musicale plus précise, aux alentours de 1890, en transformant le schéma harmonique, on peut considérer que le blues est né à ce moment là.
La situation qui s’offrait aux noirs nouvellement émancipés était la survie. La solution était alors celle du métayage : en théorie, après plusieurs années de travail, les noirs pouvaient  s’acheter la ferme dans laquelle ils travaillaient. Sous-payés, ils s’endettaient chaque année, condamnés à travailler éternellement pour leur patron blanc.
C’est à cette époque que pendant les week-end et les fêtes, de petits orchestres noirs faisaient la tournée des plantations pour divertir la population et se faire un peu d’argent afin d’arrondir leur salaire.
L’origine de ces
minstrels shows date de la guerre de Sécession. Des musiciens blancs se barbouillaient de suie et singeaient la vie des noirs pour la plus grande joie du public blanc.
L’équivalent noir apparut pour la première fois en 1885. L’émancipation de la communauté noire permit son succès et atteint son paroxysme entre 1875 et 1895 devenant une véritable institution pour les gens de couleur.
Lorsqu’en 1909 les musiciens obtiennent la possibilité d’avoir un emploi régulier (bien que mal payé) ce fut une date importante. On créa un circuit de salles de spectacles pour noirs (
Theatre Booking Agency).
C’est dans ces
minstrel shows, au cours de « midnight ramblers » frénétiques que se sont formées les plus grandes chanteuses de blues : Bessie Smith, Ida Cox, Ma Rainey ainsi que bon nombre de célèbres bluesmen.
Les minstrels

Ce portrait « idéal » du Noir américain, déjà ébauché par certains esclaves « favoris » que leur maître convoquait pour jouer le rôle d’amuseurs auprès de ses invités, fut diffusé et commercialisé, dès la fin du 18ème siècle, par des immigrants européens qui, à l’inverse des planteurs américains, avaient vu dans le folklore noir non seulement une source d’inspiration inépuisable, mais surtout de profit. Le 30 décembre 1799, sur la scène du Federal Street Theatre de Boston, Johan Christian Gotlieb Graupner, un musicien allemand (remarquable interprète de Haydn et Mozart), est accueilli triomphalement par un public exclusivement blanc. Le visage noirci au bouchon calciné, il chante The Gay Negro Boy (sic !) en s’accompagnant lui-même au banjo. De son propre aveu, l’air n’était qu’une adaptation d’une mélodie entendue dans le Sud. Hommage paradoxal à la musique de ces Noirs qui, eux, n’ont pas le droit de monter sur scène1. Negro boys chantants et danseurs, danses nègres, black face entertainers (amuseurs au visage noir), black face singers, Zip Coon2 et surtout Jim Crow, vont alimenter pendant tout le 19ème siècle les cirques, music-halls et théâtres des États-Unis. Auprès du public blanc, le succès est assuré car, comme l’écrit Constance Rourke : « Etre noir, c’est être amusant ».
D’origine irlandaise, Thomas Dartmouth « Daddy » Rice s’imposa en 1830 comme le « père des ménestrels » et devint, du même coup, l’inventeur de « Jim Crow ». Artiste de music-hall, il avait été séduit au cours d’une tournée dans le Sud par la cocasserie et la mélancolie d’un air que chantait un palefrenier noir :
First on de heel tap, den on de toe,
Turnabout and wheel about an’ do just so
An’ every time I wheel about, I jump Jim Crow !


Lorsqu’il présenta cette nouvelle danse et la chanson qui l’accompagnait aux spectateurs du théâtre municipal de Pittsburgh, ce fut un triomphe. Dix-huit rappels ! Pour faire plus « vrai », Rice avait emprunté à un portefaix noir ses hardes, s’était coiffé d’un chapeau de paille sous lequel il avait glissé une perruque imitant les cheveux crépus des Noirs et la chanson entendue à Cincinnati était devenue :
O, Jim Crow’s come to town, as you all must know,
An’ he wheel about, he turn about, he do jis so,
An’ every time he wheel about he jump Jim Crow.


À l’hilarité provoquée par sa danse et son accoutre ment devait s’ajouter la surprise de voir apparaître sur scène le propriétaire des hardes qui, dans la coulisse, commençait de s’inquiéter.
S’ajoutant à des sobriquets tels que bois brûlé, pièce d’Inde, mulet,
darkey (noiraud), burn cork (bouchon brûlé), yalier (gueulard), coffee (café), browncoon (raton), crow (corbeau), etc., qui se succédèrent tout au long de l’histoire des Noirs en Amérique (inventés par les négriers, les colons, les planteurs, au gré des « modes » et des événements politiques / économiques), « Jim Crow » fut aussitôt utilisé pour désigner tout homme de couleur. Il y eut des « lois Jim Crow », des « wagons Jim Crow » (réservés aux Noirs) dans les trains américains, des « églises Jim Crow », etc. « Jim Crow » ne fut plus seulement synonyme de « nègre » ; Jim Crow, c’était la personnification du racisme anti-noir. Au point que l’auteur d’un ouvrage consacré à l’histoire de la ségrégation raciale choisit pour titre : L’étrange carrière de Jim Crow.
A l’instar de leurs imitateurs blancs, des Noirs affranchis commencèrent, dès 1821, de monter des spectacles de
minstrels : The African Cornpany, William Henry « Juba » Lane (« Souhaitons, écrivait un journaliste anglais en 1848, à l’occasion d’une tournée de Juba en Europe, que Juba puisse bientôt faire preuve de son habileté prodigieuse au Palais de Buckingham ! »), The Ethiopian Minstrels, le banjoïste Horace Weston et les Georgia Colored Minstrels, etc.
Le compositeur-parolier Stephen Collins Foster s’inspire, lui, des chants de travail des soutiers et débardeurs de Pittsburgh et Cincinnati, des chants religieux entendus dans l’église noire où l’emmenait par fois la servante mulâtresse de ses parents et, comme il l’avoua lui-même, de toutes les mélodies nègres qu’il avait découvertes au cours de ses voyages. Il acquit la réputation, auprès des musicologues et historiens blancs, de « génie de la chanson folklorique de l’Amérique » et fut un des principaux responsables de la diffusion et de l’authentification d’un portrait mythique du Noir propre à satisfaire toutes les exigences des Américains « bien élevés ». « Et c’est du spectacle des ménestrels, devait écrite le poète noir James Weldon Johnson, que des millions d’Américains blancs ont tiré leur conception du personnage du Nègre. […] C’est à la scène des ménestrels qu’on peut faire remonter la difficulté qu’éprouve l’Amérique blanche de prendre le Nègre au sérieux ».
Si le phénomène
minstrels est un exemple parfait de récupération / colonisation culturelle et économique de la musique, des danses et chants noirs (compositeurs ou interprètes, nombres d’artistes blancs devinrent, grâce aux spectacles de minstrels, les premières « vedettes » de variétés en Amérique), s’il préfigure le triomphe des jazzmen / imitateurs blancs du xxe siècle et l’extraordinaire succès des « idoles » de la musique « pop » (qui, d’Elvis Presley au Rolling Stone Mick Jagger, ne cachent pas leurs multiples emprunts aux formes instrumentales et vocales négro-américaines), il fut aussi le lieu d’une cristallisation — le véritable creuset, blanc et pour Blancs, des expériences jazziques — qui allait préparer l’avènement du jazz et de toute la musique populaire américaine. Les programmes des minstrels shows réunissaient, toujours plus ou moins caricaturées, des saynètes parlées et chantées mettant en scène des Noirs (définissant ce Noir « professionnel » ou « pour Blancs » dont parle Malcolm X et que l’on retrouvera dans le cinéma américain — des juges « noirs » de Naissance d’une nation aux rôles dans lesquels s’est spécialisé l’acteur Sidney Poitier, en passant par le personnage, insouciant et naïf, de Zeke dans Hallelujah), des chansons en dialecte nègre mêlant les emprunts à toutes les formes vocales du folklore noir (spirituals, blues, work songs, ballads), des danses (tap dance et clog dance qui annonçaient le succès de… Gene Kelly et Fred Astaire), dont certaines (celle par exemple de Jim Crow qui comportait les pas du futur black bottom) allaient devenir les danses à la mode du 20
ème siècle, et des exhibitions de virtuosité instrumentale (solo de tambourin, de banjo, de piano) dans le cadre desquelles commençaient de se mettre en place certains traits caractéristiques du jazz à venir. Le jazz est un produit du minstrels show qui tente de ne pas renier, perdre, de sauver et retrouver le blues : conflit des deux pôles blanc et noir entre lesquels il oscille ; cette oscillation se faisant sous la pression de l’Histoire.

Les minstrels
La
minstrelsy, ou art des ménestrels, phénomène singulier, aberrant et fécond, doit retenir ici notre attention. On appelle minstrelsy un genre de spectacle populaire lancé et exploité par des artistes de variétés blancs. Ce phénomène est attesté depuis au moins 1827 (donc bien avant la guerre de Sécession, en pleine période esclavagiste), année où le chanteur blanc barbouillé de noir George Washington Dixon se produisait dans l’Etat de New York. Très rapidement, le genre connut un succès inouï et se répandit comme un feu de forêt dans tous les Etats-Unis, au sud comme au nord. Thomas « Daddy » Rice se fait connaître en 1828 avec sa tristement célèbre chanson Jim Crow (Jacquot Corbeau) qui caricature un valet d’écurie noir boiteux
1. L’expression jim crow est restée jusqu’à ce jour dans la langue américaine, où elle a le sens de « raciste » et a même formé le substantif jimcrowism racisme anti-noir. Merveilleuse souplesse de l’américain : le terme a été inversé par les Blancs dans les années soixante pour stigmatiser le racisme anti-blanc des Noirs en revendication, et, après ce curieux Crow Jim, l’on a même vu les féministes, dans les années soixante-dix, forger le terme Jane Crow pour dénoncer le sexisme anti-femme. En 1843, ce sont les débuts à New York d’une troupe qui devait devenir célèbre, les Virginia Minstrels, bientôt détrônés dans la faveur du grand public par celle des Christy’s Minstrels. On trouve des compagnies de minstrels dans tout le pays, et jusqu’en Californie, en 1849, au moment de la Ruée vers l’Or.
Les
minstrel shows mettaient en scène des comédiens, chanteurs, danseurs et fantaisistes blancs qui, peinturlurés de noir, les lèvres exagérément épaissies et maquillées de rose, roulaient les yeux en caricaturant le stéréotype populaire de l’esclave noir. A travers une succession de numéros de variétés, l’insistance était mise sur la naïveté bon enfant du nigger (du « négro ») de plantation, sur son parler maladroit émaillé de barbarismes amusants, sur sa paresse, son goût pour la danse et une musique simple et touchante bien que fort primitive. On reconnaît là à l’œuvre l’un des plus insidieux procédés du racisme : la dérision paternaliste. L’un de ces minstrels, et non l’un des moindres, Tony Pastor, directeur d’un music-hall new yorkais, résume assez bien la philosophie et l’idéologie sous-jacentes de la minstrelsy :
« L’intention des créateurs de ce genre de spectacle, écrit-il en septembre 1898 (un an avant la publication de Maple Leaf Rag), était de représenter le Noir du Sud dans toute sa simplicité, son mode de vie insouciant, son humour cocasse et son amour immodéré de la musique tant vocale qu’instrumentale, dans sa forme la plus fruste et la plus ordinaire. Ce fut incontestablement une nouveauté dans le domaine du spectacle, et ce genre devint rapidement populaire, non seulement dans les Etats du Nord, mais aussi au- dessous de la “ligne Mason and Dixon”1 [séparation symbolique du Nord et du Sud], dans le foyer du Noir américain lui-même. »

Nous connaissons assez bien l’ordonnance de ces
minstrel shows. La troupe arrivait dans une ville et, après avoir fait une parade dans les rues, à la façon de nos cirques de jadis, donnait un court concert sur la grand-place, puis, juste avant la représentation, battait l’estrade devant le théâtre où elle allait se produire. Le spectacle proprement dit durait environ une heure trois quarts. Les comédiens-musiciens étaient assis sur scène en demi-cercle face au public. L’animateur, blanc connue tout le reste de la troupe, était le seul â ne pas être outrageusement maquillé en noir. Il se présentait comme un Blanc sudiste, l’image d’un propriétaire de plantation, et mettait en valeur, à l’aide de dialogues prétendument humoristiques, les deux « négros » qui se trouvaient à chaque extrémité du demi-cercle, et dont les noms étaient toujours les mêmes « Mr. Bones », qui jouait des castagnettes primitives faites de deux os de dinde ou de deux omoplates d’agneau (bones : os), et « Mr. Tambo » qui, comme son nom l’indique, jouait du tambourin. La deuxième partie du spectacle, appelée olio (de l’espagnol olla podrida, qui a donné notre mot français « pot-pourri »), était une succession de solos, de chants comiques et de danses. Enfin venait le finale, une danse collective marchée en rond appelée walk-around ou promenade, dont certains auteurs (Ostranski, Blesh) pensent qu’elle fut l’ancêtre du cakewalk, lequel fut lui-même une des sources rythmiques du ragtime.
Et l’on va bientôt assister à un phénomène aberrant : devant le succès de cette forme de spectacle, des musiciens et chanteurs noirs, se barbouillant à la façon des minstrels blancs qui les ridiculisent, offriront au public blanc, mais aussi au public noir, leur propre caricature. S’il y a là pour nous, aujourd’hui, quelque chose de terriblement choquant, le public de l’époque trouvait cela très drôle, et les Noirs eux-mêmes, victimes de l’idéologie raciste et du racisme vécu du quotidien, y trouvaient, quoique de façon sans doute plus subtile que les Blancs, des raisons de rire. Certains, pourtant, ont alors senti la perversion de cet état de choses. Ainsi, c’est avec tristesse que le pasteur unitarien blanc Henry George Spaulding décrit le spectacle qu’il a pu voir en 1863, en pleine guerre de Sécession, à Beaufort, Caroline du Sud, donné par la troupe des
Charleston Minstrels :
« Au premier regard sur les artistes assis en demi- cercle sur la scène, une douzaine de Noirs bien bâtis et de bonne mine, le spectateur s’imagina être en présence du fameux groupe de Christy ou de quelque autre compagnie de « sérénadeurs éthiopiens » blancs. Mais, bientôt, les jumelles de théâtre révélèrent le fait amusant que, bien que chacun des minstrels fût par nature aussi noir qu’il est possible de l’être, tous les artistes s’étaient couvert le visage d’une couche de bouchon brûlé afin que leur ressemblance avec les minstrels yankees fût à tous égards complète. Il y avait d’excellentes voix parmi les chanteurs, et certains musiciens jouaient avec une virtuosité surprenante de leurs instruments ; mais la présence d’une assistance composée entière ment de Blancs, parmi lesquels figuraient les plus hautes autorités du Département, était évidemment une cause de grand embarras pour ces artistes aussi peu habitués à la scène. Le programme ne fit place à aucune chanson qu’on eût pu qualifier de comique […] Entre les morceaux, il y eut l’habituelle succession d’anecdotes et de blagues, dont certaines étaient très amusantes tandis que d’autres déclenchaient le rire par la manière dont elles étaient dites. En tant qu’imitation de notre minstrelsy nordiste donnée par un groupe de musiciens noirs autodidactes, la représentation fut un merveilleux succès. Pourtant, l’impression générale laissée dans l’esprit de l’auditeur fut loin d’être plaisante. On ne pouvait s’empêcher de penser qu’un peuple par nature si porté vers l’harmonie est capable de faire mieux qu’une imitation, même parfaite, de ceux qui ont si grossièrement caricaturé sa race. »

On vient de voir le mot « éthiopien ». L’expression « mélodie éthiopienne » fut longtemps synonyme de minstrel song. Malgré son origine obscure (on ne voit pas très bien ce que les Ethiopiens ont à faire dans l’histoire), le mot fit fortune. Il n’est pas impossible que cet usage vienne de ce que, dans la Bible, le premier Africain à avoir été baptisé — par le diacre Philippe — fut un Ethiopien (Actes des Apôtres, 8, 26-40).
Le phénomène des
minstrels intéresse le jazz à deux égards : la constitution d’un matériel mélodique durable et la perpétuation d’une image bon enfant, « oncle-tomiste », du musicien Noir.
Les compositeurs blancs de minstrel songs, parmi lesquels, au premier plan, il faut citer Daniel Decatur Emmett et surtout Stephen Foster (le « troubadour de l’Amérique »), à qui l’on doit de nombreuses chansons fort bien faites. Stephen Foster (1826-1864), un Blanc de Pittsburgh, Pennsylvanie, composa de nombreuses chansons imitées, des chants de plantation, dont certaines, très bien venues, sont devenues immortelles et font depuis long temps partie du folklore américain général, Blancs et Noirs confondus (
Old Folks at Home, Suzanna, Old Kentucky Home). Son ambition avouée était de mettre « les mélodies éthiopiennes au goût des gens du monde », c’est-à-dire de la bourgeoisie blanche, et il indiquait volontiers sur ses partitions « con espressione ». A leur tour, des Noirs se mirent à écrire des chansons de minstrels en forme stricte, généralement AABA, notamment James Bland et son Carry Me Back To Old Virginny dont voici les paroles :
« Ramenez-moi en Virginie… C’est là que le cœur du vieux moricaud — darkie — a envie d’aller… C’est là que j’ai travaillé si dur pour mon vieux maît’ — massa — jour après jour dans les champs de maïs jaune… Il n’est pas d’endroit au monde que j’aime plus sincèrement… »
Il se dégage de l’ensemble de ces chansons de minstrels (on les appelait aussi des
coon songs, coon, diminutif de raccoon, raton laveur, étant un terme péjoratif pour désigner l’homme noir) une nostalgie du Sud, donc, en filigrane, du temps de l’esclavage. La plantation est peinte en teintes de pastel comme un univers paradisiaque où aspire à retourner le Noir bon enfant. La popularité des minstrels ne s’est pas éteinte avec le siècle dernier. En 1927, l’acteur américain juif d’origine russe Al Jolson se barbouillera et roulera les yeux pour chanter Swanee, de George Gershwin, dans The Jazz Singer, le premier film parlant, qui connut un immense succès. En 1937, Louis Armstrong, alors au sommet de sa gloire, devra, pour le disque, chanter avec les Mills Brothers quatre faces de minstrel songs : Carry Me Back to Old Virginny, Darling Nellie Gray, The Old Folks at Home et In the Shade of the Old Apple Tree. Quant à Duke Ellington, il avait dû, deux ans auparavant, enregistrer Cotton, une chanson signée Koehler et Bloom, qui était probablement prétexte à un numéro scénique au « Cotton Club » de Harlem, où se pressait le public blanc élégant monté du bas de Manhattan, qui devait s’en délecter. Sa chanteuse, Ivie Anderson, y détaillait les paroles suivantes :
Du coton ! Donnez-moi une poignée de coton
Emmenez-moi ce soir vers ces champs d’une blancheur de neige
Au bord de ce fleuve boueux
Le coton me manque, je cueillerais bien tout le coton
Simplement pour retourner vers ma vieille cabane
Et me retrouver parmi les miens
Le Seigneur doit avoir un faible pour le pays du Sud
Car, de là-haut, il a redit :
« Il faut bien que quelqu’un cueille ce coton ! »
Et c’est la raison pour laquelle je suis née
Le coton ! Mon coeur est enveloppé de coton
Seigneur, j’ai eu tort, ramenez-moi là où est ma place
Je ne quitterai plus jamais le Sud.


En un sens, on peut dire que cette tradition a même joué un rôle dans le développement de la chanson de variétés américaine des années vingt et trente classée sous le nom de Tin Pan Alley
1. On sait que cette période a été illustrée par une constellation de très grands talents, au premier plan desquels on peut citer les noms de George et Ira Gershwin, bien sûr, mais aussi ceux de Cole Porter, Jerome Kern, Irving Berlin, etc.
On comprendrait mal le ragtime classique si l’on oubliait dans quel contexte de racisme et d’oppression les Noirs imposèrent cette musique qu’ils voulurent d’emblée respectable — pari d’autant plus difficile qu’elle se fabriquait en grande partie dans des lieux de débauche.

[1] Sur les minstrels, consulter la remarquable et très complète étude de Jean-Christophe Averty parue dans Jazz Hot, Paris, en 1963 (n°77, mai, p. 8-10, n°78, juin, p. 12-15, n°22, n°80, septembre, p. 14-16, n° 37, n°79, juillet-août, p. 12-16) : Les Minstrels.

[2]
Héros de plusieurs chansons de minstrels : coon était un des nombreux termes péjoratifs utilisés pour désigner le Noir ; au sens propre, ce mot désigne un petit rongeur très commun dans certaines régions du sud des États-Unis, d’où l’analogie que l’on a pu y voir avec le terme « raton » utilisé par les colons d’Afrique du Nord pour désigner les indigènes.

[3]
Il imitait un pauvre Noir qu’il avait observé soignant des chevaux dans une étable en chantant une étrange mélodie, en traînant les pieds. Quand il entamait le refrain, il faisait un petit saut en lançant un pied en l’air. On aura reconnu là un pas de contredanse interprété par un rhumatisant. Car le vieil homme l’était. La chanson de Jim Crow connut de nombreuses versions.

[4]
Mason & Dixon’s Line : cette ligne sépare les états du Nord non racistes et ceux du Sud, un peu moins non racistes... En pratique c'est une ligne qui sépare la Pennsylvanie et le Maryland, à la latitude Nord de 39°43'19.11'' (soyons précis !). Cette ligne a été établie par les astronomes Charles Mason et Jeremiah Dixon de 1763 à 1767. Séparant les états esclavagistes des états du Nord, elle est devenue le symbole du clivage Nord Sud.

[5]
Sobriquet donné au quartier du bas de Manhattan où s’était concentrée l’industrie de la chanson. A tin pan, littéralement une poêle en fer blanc, c’est aussi en américain un vieux piano désaccordé et sans feutres, et l’on peut traduire Tin Pan Alley par « la rue des vieilles casseroles ».
coon songs
Nées bien avant la guerre de sécession, les coon songs étaient un mélange d’airs populaires, de danses et de spirituals. Au départ, les coon songs étaient interprétées par des blancs, dont le premier but était de s’attirer les applaudissements des villageois de la bonne société sudiste en caricaturant les esclaves. Il leur suffisait de se noircir le visage, de rouler les yeux, de prendre un air crédule et de cultiver un accent typiquement noir pour faire sourire l’auditoire.

medecine shows
A la même époque (fin 19ème – début 20ème siècle), l’autre lieu de rencontre entre le public et les musiciens furent les medecine shows.
Ils étaient le fruit de marchands noirs itinérants, voyageant dans les campagnes pour vendre des produits miracles. Pour attirer le client, des musiciens et des comédiens servaient d’appâts.
Les
medecine shows, moins élaborés que les minstrel shows, étaient plutôt des spectacles de clowns axés sur la crédulité du public. Ces spectacles permirent toutefois la diffusion du folklore musical dans les campagnes.
Au lendemain de la guerre de sécession, ce furent les noirs eux-mêmes qui reprirent à leur compte les « recettes » qui avaient values tant de succès aux chanteurs et comédiens de race blanche. Les « medicine shows » étaient des spectacles itinérants où quelques chanteurs et artistes avaient pour mission d’attirer le plus grand nombre de personne, puis de les distraire afin qu’elles achètent le produit d’un camelot, l’élixir miracle qui les guérissait de tous les maux. Aussi insolites et folkloriques qu’ils aient pu être, les medicine shows se révélèrent une étape obligée pour un grand nombre de bluesmen désireux de se faire connaître. Depuis les chanteuses Mamie Smith, Ma Rainey, Bessie Smith, jusqu’aux bluesmen du Delta comme Big Joe Williams ou Tommy Johnson, la plupart des pionniers du disques devaient participer à ces spectacles, pourtant si durs et si cruels à leurs égards. 

musique sérieuse
Tentatives de « musique sérieuse »

D’inspiration religieuse ou profane, collectives ou individuelles, fictionnelles et fantasmatiques ou militantes et réalistes, ces diverses formes d’expression vocale rendent compte de l’état d’esprit des Noirs face au système blanc oppressif avec infiniment plus de nuances et de vérité que les écrits des intellectuels noirs contemporains (poètes, romanciers, etc.). Là encore joue cette dualité, indissociable du processus de stratification socio-culturelle imposé par le colonialisme et le capitalisme : à l’expression spontanée des masses noires s’oppose une littérature déjà embourgeoisée, qui s’autocensure et cherche à traduire des préoccupations pouvant être acceptées par les Blancs. C’est seulement au 20
ème siècle que les partisans de la Renaissance Nègre essaieront de faire coïncider poésie et lyrisme populaire, comme, dans le free jazz, recherche musicale et musique militante.

Le domaine musical ne devait pas échapper, cependant, à un tel embourgeoisement / blanchiment. Locke cite quelques musiciens noirs, créoles ou blancs, qui, au 19
ème siècle, se détachèrent délibérément des tendances musicales et vocales populaires pour composer ou interpréter des œuvres susceptibles de satisfaire aux normes esthétiques européennes :
le violoniste Edmund Dede, né à La Nouvelle-Orléans en 1829, qui fut envoyé au Conservatoire de Paris et composa une ouverture, Le Palmier.
Joseph Write, Noir originaire de Cuba, qui présenta aux mélomanes de Boston et New York ses compositions pour violon.
le Néo-Orléanais Louis Moreau Gottschalk, auteur d’un Cubana qui devait inspirer (environ un siècle plus tard) une rumba très populaire, Peanut Vendor, et de plusieurs pièces où il essaya d’associer écriture romantique et références louisianaises (Bamboula, Negro Danse, Le Bananier, The Banjo, La Savane, etc.).
Elizabeth Taylor Greenfield, surnommée « le Cygne noir », qui fut comparée aux plus grands sopranos de l’époque.
Anna et Emma Louise Hyers, célèbres pour leurs interprétations de grands duos lyriques.
Thomas Green Bethune, virtuose aveugle (il fut surnommé « Blind Tom ») dont le succès équivoque n’est pas sans rappeler les campagnes publicitaires organisées autour d’autres « génies » noirs et aveugles (par exemple le pianiste Art Tatum et le chanteur Ray Charles).
Comme, au 18ème siècle, la petite poétesse Phyllis Wheatley : esclave originaire du Sénégal, elle avait appris le latin et écrit son premier poème à l’âge de dix-sept ans ; admirée comme une bête curieuse par la bonne société de Boston, elle fut envoyée en Angleterre où « elle fit sensation » dans les salons littéraires.

La plupart de ces artistes noirs furent présentés à la bonne société blanche comme des bêtes de foire. Ils ne faisaient qu’imiter, avec plus ou moins de bonheur, les musiciens blancs de l’époque, mais par là rassuraient et confortaient les Blancs dans leurs préjugés raciaux / sociaux. L’attitude de ceux-ci à l’égard des manifestations esthétiques spécifiquement noires apparaît tout ensemble faite de mépris et d’ignorance : inférieurs aux Blancs, les Noirs ne pouvaient être admirables ou exceptionnels que lors qu’ils s’évertuaient à leur ressembler ; quant au folklore noir, il ne devint « intéressant » ou « amusant » qu’à travers les spectacles de
minstrels blancs qui caricaturaient chanteurs, danseurs et musiciens noirs, parodiant le parler noir, se déguisant en Noirs. Imitateurs noirs des Blancs ou imitateurs blancs des Noirs, les uns et les autres favorisèrent l’occultation des formes d’expression purement noires et entretinrent la seule image du Noir que supportaient/souhaitaient les Blancs : résigné, voire content de son sort, joyeux, insouciant, naïf ; capable de progrès lorsqu’il consent à oublier sa paresse native pour essayer d’imiter ses maîtres.

songsters
Le « songster » ou le premier bluesman


Une tradition s’opéra avec l’avènement du disque, de la radio et du cinéma. Peu à peu,
minstrel shows et medecine shows disparurent pour laisser la place à une nouvelle génération de musiciens : les songsters [1]. Les songsters parcouraient les Etats-Unis en chantant un nombre impressionnant de chansons dans toutes sortes de fêtes. Certains d’entre eux jouaient du blues et sont devenus des bluesmen à part entière.

Ceux-ci sont à mi-chemin entre la tradition des plantations (
fieldhollers, medecine shows et minstrel shows) et celle du blues. « Chantre » rural sollicité par deux groupes raciaux pour les fêtes, bals et sorties en tout genre, le songster voit son répertoire s’étendre à de nombreux genres musicaux selon les exigences des publics qu’il rencontre. Il doit jouer des airs à danser, des « spirituals » ou des ballades. Il agrémente son show d’histoires pour divertir son auditoire.

Les
minstrels shows disparaissent peu à peu, le banjo et la mandoline sont remplacés par la guitare. Elle est moins onéreuse, plus facilement transportable et résistante. Elle devient l’instrument favori des bluesmen. Son apprentissage est rapide parce qu’elle est souvent accordée en « open ». Elle donne à son propriétaire une source de revenus facile et agréable.

En cela, les
songsters seront les premiers à répandre l’utilisation de la guitare à laquelle ils adjoignent fréquemment l’usage d’un goulot de bouteille ou d’une lame de couteau (s’inspirant de la musique hawaiienne).

Les deux plus grands interprètes de cette tradition désormais disparue sont Mississippi John Hurt et Mance Lipscomb.
Ce fut à partir de ces différents éléments, que le blues se structura au début du 20
ème siècle. Une musique née de la souffrance mais aussi porteuse d’espoirs, allait exercer une influence décisive sur l’évolution de la musique populaire de ce siècle.
[1] Collecteur diseur d’histoires et de chansons, au répertoire étendu et varié (berceuse, chants de travail, de cowboys, blues, spirituals, morceaux issus des minstrels 

dirty dozens
Infériorité des Noirs, résignation des esclaves, ferveur religieuse : autant de légendes qui ne résistent guère à un simple examen des faits, mais qui ont été soigneusement entretenues par les chroniqueurs blancs.
Dès leur première publication, les productions musicales des Noirs furent expurgées et censurées ; certaines, dont le contenu était jugé « subversif » ou « immoral », ne furent pas publiées du tout — chants de protestation trop violents, chants obscènes ou sacrilèges, etc. Seuls des écrivains noirs militants comme Richard Wright, LeRoi Jones et Rap Brown ont levé les prudences hypocrites des historiens blancs et insisté sur l’importance de l’
obscénitédirty dozens. L’insulte, l’obscénité, l’injure, ce sont — comme dans le vocabulaire des Black Panthers — moyens de protester contre la cruauté et l’hypocrisie du monde blanc pseudo-chrétien.
Comparable aux palabres / chants de récrimination africains et aux
hain-tenys malgaches (avec toutes les précautions requises par une telle analogie), le jeu des dozens (playing the dozens) se joue à deux et est resté très populaire à Harlem. L’un des interlocuteurs lance à son adversaire des remarques de plus en plus méchantes, insultantes, jusqu’à ce que l’autre abandonne et s’en aille ou qu’au contraire, exaspéré, il réponde aux injures par des injures plus blessantes encore, voire par des coups. Pour Rap Brown, la pratique de ce jeu par les gamins des ghettos constitue un enseignement essentiel :
« C’est dans la rue que les jeunes un peu bien font leur éducation. […] Que Diable, c’est en jouant aux douzaines que nous nous formions l’esprit. dans ces chants et duels que sont les
J’ai baisé ta mère
Jusqu’à ce que ça l’aveugle.
Son haleine pue,
Mais elle sait bien tortiller le cul.
J’ai baisé ta mère
Pendant une grande heure.
Un bébé est sorti,
Il gueulait Pouvoir Noir.
L’éléphant et le babouin
Apprennent à baiser.
Il est sorti un bébé
Qui ressemblait à Spiro Agnew.
« Et le professeur aurait voulu que je reste tranquille à étudier la poésie alors que j’étais capable de dégoiser de la merde comme ça. S’il y avait quelqu’un qui devait étudier la poésie, c’était plutôt elle qui devait étudier la mienne. […] Le but véritable des douzaines, c’était de rendre un gars fou au point qu’il se mette à pleurer et que la fureur l’amène à se battre. »
Pour Richard Wright, l’aspect délibérément
dirty (sale) des douzaines fut d’abord un reflet du pessimisme des Noirs :
« Le Noir semblait s’être dit : Eh bien, si ce qui m’arrive est juste, alors, bon sang, tout est juste ! Les dirty dozens vantent l’inceste, l’homosexualité, même l’aptitude de Dieu à créer un monde rationnel est mise en doute avec naïveté, mais mépris. […] Ce n’est pas l’athéisme, cela se situe bien au-delà de l’athéisme ; ces hommes ne marchent pas et ne par lent pas avec Dieu ; ils marchent et parlent sur Dieu. »
Les
dozens, ce sont aussi des duels improvisés de solistes, préfiguration et équivalent verbal des chases de saxophonistes [1], des batailles de trompettistes. La provocation, l’insistance des dozens en feront même, en plus des boulons et des bouteilles, les armes favorites des manifestants noirs face aux pigs et autres gardes nationaux.

[1] Cf. The Chase et The Duel, enregistrés en 1947 par le saxophoniste Wardell Gray avec Teddy Edwards et Dexter Gordon.