Oralité et culture vocale inuit



Résumé

Cet article se propose d’explorer les pratiques vocales inuit pour apporter un éclairage sur la notion d’oralité. La variété des pratiques vocales inuit, leur inscription dans des contextes différents, et donc la difficulté à les classer selon nos critères, obligent à une approche plus largement culturelle que proprement esthétique. Nous nous intéressons au phénomène vocal dans son ensemble et aux comportements qui jouent un rôle social prépondérant dans cette culture.

Inuit uumajulluniit iluunnatik nipiqarmata atunit atjigiinngitunik nipiliit.
« Les hommes comme les animaux ont une voix mais elles diffèrent. »
Taamusi Qumaq (2)
 
La culture traditionnelle des Inuit vivant dans les régions arctiques est orale, et, avant le contact avec les Européens, les pratiques musicales étaient essentiellement vocales, si l'on excepte le tambour du Chaman. Depuis le milieu du XIXe siècle, une écriture spécifique, syllabique, créée par un missionnaire, s’est répandue dans l’Arctique oriental canadien, pendant que simultanément, les Inuit ont intégré des éléments de la culture musicale européenne.
Toutefois, cette spécificité orale et vocale de la culture inuit reste très présente : les emprunts musicaux ne concernent que les mélodies et l'instrumentation, les paroles sont toujours en inuktitut et le contenu européen est changé au profit de récits faisant référence à la culture inuit, la transmission des chants reste orale, la voix n'ayant pas perdu son statut.
Les pratiques vocales traditionnelles font apparaître une certaine capacité à saisir des éléments sonores fortuits et à les plier à une organisation formelle dans un contexte donné, telles les situations de jeux ou de compétitions. Les motifs musicaux que les Inuit ont entendus des Européens (comme les baleiniers écossais, très nombreux à la fin du XIXe siècle en Terre de Baffin), ne sont ni plus ni moins qu'un matériau sonore disponible comme la nature en offre, et dont leur imaginaire peut se saisir. Cette disposition à l'appropriation est un trait de cette culture orale, et les Inuit eux-mêmes se reconnaissent une grande capacité d'adaptation : l'espace arctique subit au fil des saisons des changements radicaux qui nécessitent des modes d'appropriation différents ; l'environnement excite l'imagination, le « nouveau » n'est pas suspect.
Au sein de la culture inuit, la voix est le lieu de production d'une matière sonore riche, utilisant très largement les capacités de l'appareil phonatoire. Au-delà des émissions habituelles du parlé et du chanté, certaines manifestations vocales demandent une implication de tout le corps, et un travail spécifique de recherche des matériaux sonores.
La langue procède également d'une dynamique particulière par sa combinatoire. Elle évoque, par analogie, la chimie organique en l'absence de mots pré-établis ; des éléments relativement libres se font et se défont au fil du parlé. Ce n’est pas seulement la parole qui se construit dans le temps du discours, mais en partie la langue elle-même.
En inuktitut, « voix » se dit nipi, un terme générique qui désigne le son. Dans la citation placée en exergue, l'auteur, Taamusi Qumaq, souligne que la voix n'est pas un trait spécifique à l'humanité mais qu'elle est partagée avec les animaux.

Comportement et vocalité

Il n'est pas rare dans l'Arctique de se trouver en présence d'une personne parfaitement silencieuse, de même qu'un jeune instituteur canadien face à une classe d'enfants n'aura pour toute réponse à ses questions qu'un très léger haussement de sourcils. Ces enfants n’estimant pas être autorisés à prendre la parole devant cet adulte étranger, ce comportement pose le statut de la parole. Par ce haussement de sourcils, ils adaptent un comportement culturellement explicite et manifestent une adhésion au discours entendu ou à la situation vécue. Le haussement de sourcils, le plus souvent associé à une inspiration nasale, donne au regard un éclairage particulier. Il semble inspirer vos paroles. Cette expression non verbale est parfois soulignée par un son vocal, « i », un allongement vocalique lâché dans un souffle, dont le contour intonatif viendra ajouter une précision au caractère approbatif de la mimique, marquant ainsi l’étonnement, l’enthousiasme, ou renforçant l’acquiescement. Réduit à un son bref, « i » signifie « oui ». Si ces enfants avaient exprimé la désapprobation, leur visage serait resté impassible ou appuyé par un léger froncement du nez, sans produire aucun son, et avec un regard plutôt fuyant.
Ce langage comportemental, dans ces situations d'approbation ou de désapprobation, n'est pas spécifique à cette culture inuit. Ce qui lui est propre, c'est la possibilité qu'un échange se passe entre deux personnes silencieuses car, pour certifier l'approbation dans notre culture, il faut clairement énoncer le « oui », ce qui n'est pas nécessaire dans la culture inuit.
Ce langage comportemental ne se limite pas aux situations d'approbation ou de désapprobation. Nous pourrions parler d'une rhétorique du corps qui donne au silence toute sa signification, parcourant tous les rapports sociaux et permettant des échanges qui échappent souvent à l'observateur étranger. Le corps est parlant ; maîtrise du corps et maîtrise vocale vont de paire [extrait sonore 1].

Extrait 1 : Martha change son bébé avec son amie Laina (enregistré par Philippe Le Goff entre 1988 et 1998 au Nunavik et au Nunavut - Canada).

On attendra d'un Inummarik, c'est-à-dire d'un adulte accompli, qu'il contrôle ses émotions et sa parole : parler fort et s'emporter est considéré comme un comportement puéril ou dangereux pour un adulte.
Mais cette retenue ne doit pas nous amener à conclure qu'il s'agit d'une culture austère. Le rire, l'éclat de voix et la dérision ont leur place. Ce comportement réservé trouve une alternative, par exemple, dans des situations de jeux où l'on s'autorisera une attitude parfois débridée. Les aînés, chasseurs aguerris et peu loquaces, que j'accompagnais à la chasse dans l'Arctique québécois, se transformaient le soir venu dans un jeu-compétition réservé aux personnes âgées, et se déroulant en présence d'un très large public. Des couples, parfois fort âgés, devaient mimer une relation mère- nourrisson. Ainsi les chasseurs se retrouvaient-ils couchés sur le dos, hurlant comme des bébés, agitant les jambes, et leurs femmes mimaient la tétée, le changement d'une couche, ou la fessée. L'interprétation était saisissante et sans retenue, les meilleurs gagnaient un prix. Travestissement, concours de grimaces, épreuves de force en se tirant mutuellement la bouche avec l'index, jeux accompagnés de mimiques très sonores, les situations de jeux sont multiples. Qu’elles s’appuient plus sur le corps ou sur la voix, elles sont toujours pratiquées avec beaucoup d’application, dans l’esprit d’une compétition rituelle. « [...] Celui qui sait comment jouer peut facilement franchir les obstacles de la vie. Et celui qui peut chanter et rire ne broiera jamais du noir. »
En dehors des situations ludiques, au quotidien, la seule information de surface, celle qui est véhiculée par une attitude, l'impassibilité ou le regard fuyant, par les expressions émotionnelles et les gestes, est perçue et interprétée. Le corps est pleinement une dimension du langage habité par la voix et le silence. L'espace arctique, dépourvu d'arbres, n'offre quasiment aucun abri naturel. Il faut inventer, fabriquer, construire et le corps est à la fois refuge et outil. Il est également un élément indissociable de la nature dans laquelle l'Inuk puise toutes les ressources qui lui permettent de vivre. Ce corps est donc exploré et fréquemment mis à l'épreuve, dans des situations très diverses et à tout moment, des mises en jeu physiques et vocales permettent de tester ses capacités physiques et psychologiques.

Langage et corps

« L’expérience du corps dans la société arctique traditionnelle était extrêmement complexe et pluridimensionnelle, elle transcendait l’univers de l’homme : le corps des animaux exerçait une large influence sur le comportement humain et les corps “non animés” (la pierre, le vent, l’eau) étaient dotés d’une âme. Les Inuit suggèrent qu'il existe une perméabilité entre les divers aspects du réel et selon eux le champ de la conscience n'est pas réservé à l'homme, il est beaucoup plus vaste. L'univers est un seul corps, une seule vie, ce qui n'exclut pas une hiérarchie des êtres, où l'échange parlé se réalise : l'homme parle à l'animal, aux éléments naturels et inversement peut être fortifié par l'âme de la roche, de l'ours. » (3)

La langue inuit, appelée Inuktitut, littéralement « à la manière des humains », communément apparentée aux langues polysynthétiques, combine des suites de syllabes. Sur le plan phonétique, les éléments sont peu nombreux (4) et la combinatoire très importante. Le fonctionnement de la langue s'apparente à un jeu de construction parfois qualifié de langue en kit (5). Cette juxtaposition de morphèmes à partir de bases verbales ou nominales peut concentrer dans un seul syntagme toutes les propositions d'une phrase. Le passage du verbe au nom se fait avec une grande souplesse. L'analyse de la langue confrontée à la traduction révèle que les bases verbales et nominales qui constituent l'armature des syntagmes sont essentiellement notionnelles. Elles offrent un « sens large », que les morphèmes et le contexte linguistique viennent préciser. Il y a un effet de resserrement allant de la notion vers un sens toujours plus précis. Cette fusion mot-phrase donne à la langue un caractère non-exhaustif, et permet la production de néologismes. La richesse du parlé des Anciens se caractérise par des syntagmes longs utilisant une grande variété de morphèmes.
La combinatoire propre à cette langue opère comme l'outil du sculpteur qui fait émerger d'un bloc de pierre la figure que sa forme première évoquait.
Pour illustrer mon propos et vous mettre en contact avec la langue et le chant inuit, je souhaiterais interpréter un pisiq, un chant personnel dont l'interprète est Emile Imaruittuq [Extrait sonore 2 ci-dessous].

Extrait 2 : Pisiq (chant personnel), interprété par Emile Imaruittud (enregistré par Aaju Pitaa au Collège Arctique à Iqalui)


Ujjiqpanginnivunga pijaksamut maunga ijajajaa aija ijajaaja Ujjiqpanginnivunga
Je ne suis pas assez sensible aux choses qui m'entourent aijaja je ne suis pas assez sensible Ujjiqpanginnivunga aqittungalamulli ijajajaa aija ijajaaja naalapaksinnaqpit
Je ne suis pas assez sensible je suis stupide ijajaja ne peux-tu écouter ?
naalapaksinnaqpit silainnarmut maunga ijajajaa aija ijajaajaja tusalirunnanngippit
Ne peux-tu écouter ? L’air qui va par là ijajaja ne peux-tu entendre ?
tusalirunnanngippit silainnarmit maanngat ijajajaa aija ijajaajaja Ujjiqpanginnivunga
Ne peux-tu entendre ? L'air qui vient par ici ijajaja Je ne suis pas assez sensible
Ujjiqpanginnivunga aqittungalamulli ijajajaa aija ijajaaja qiniqpagaluaqpit
Je ne suis pas assez sensible je suis stupide ijajja
Qiniqpagaluaqpit silainnarmut maunga ijajajaa aija ijajaajaja takulirunnanngippit
Takulirunnanngippit silainnarmit maanngat ijajajaa aija ijajaaja Ujjiqpanginnivunga
Ujjiqpanginnivunga aqittungalamulli ijajajaa


Ce pisiq a été composé vers le début du XXe siècle par le grand oncle d'Emile, Kappianaq, à la suite de la mort de son jeune frère Amarualik. Dans ce chant, Kappianaq s'adresse au défunt. Il cherche à le percevoir dans l'air qui passe, mais ses sens ne lui permettent pas de le saisir. Il se sent limité, mais cherche les signes que pourrait émettre son frère dans les vibrations de l'air.
Ce que nous traduisons par « l'air » apparaît dans les syntagmes silainnarmut maunga et silainnarmit maanngat, l'air qui s'en va, l'air qui s'en vient. Cette base nominale illustre parfaitement le fonctionnement de la langue. En effet, sila désigne très largement « l'espace extérieur » incluant le visible et l’invisible, une matrice à la fois enveloppe de la Création et principe actif de celle-ci. Cette base nominale pourra signifier l'air, l'élément naturel qui s'oppose à nuna la terre et tariuq la mer, désigner l'extérieur (silami) par opposition à l'intérieur, l'univers (silajjuaq), mais l'air traverse également le corps humain et l’on pourra dire d'une personne qu'elle est silatujuq sage ou silaittuq totalement privée de raison. La prolifération sémantique n'est pas seulement due au phénomène de dérivation, ou d'analogie, mais au champ laissé ouvert par le caractère conceptuel et abstrait des éléments fondateurs de la langue.
Ce caractère notionnel des éléments de la langue donne à la traduction littérale un aspect très descriptif. Il est presque toujours possible d'ajouter au terme désigné une deuxième traduction littérale (par exemple : pitatsaq, litt. « la chose que l'on ajoute » désigne le sucre au Nunavik (6). Certaines traductions abusives peuvent insister sur ce caractère descriptif devenant en l’occurrence métaphorique et souligner d’imaginaires qualités poétiques à cette langue. Mais nos figures de rhétorique semblent opérer ici au sein même de la langue : les aspects de la métaphore, analogie, métonymie et synecdoque, sont des opérateurs actifs de la structure de la langue (et non seulement de la syntaxe) dans le temps de l'expérience du sujet. L'analogie est un jeu permanent, le glissement sémantique un système. La langue s'insinue au cœur d'un tissu d'interactions plus vaste dans lequel le corps joue un rôle d’inducteur. Dans ce sens, le pisiq de Kappianaq par son caractère très métaphorique (très difficile à traduire en dehors du contexte), pose moins un récit qu’une expérience émotionnelle et corporelle que le chant permet de revivre et de restituer. La voix pérennise une expérience qui traverse le sujet.


Culture vocale, mimologisme et jeux vocaux

Cette concentration sur la vocalité, à l'origine de pratiques utilisant très largement les possibilités de l'appareil phonatoire, doit se comprendre dans le contexte acoustique de l'espace arctique et au travers des activités cynégétiques des chasseurs : l'ouïe est un sens privilégié, et la maîtrise du son permet non seulement de s’approprier l’espace mais d’y trouver sa place. L’expérience du chasseur, dans le dépeçage de l’animal, souligne également l’importance des articulations et projette l’image d’un corps qui est à la fois « tout et partie ». Le système de parenté exprime également une analogie entre le groupe et le corps. Deux personnes partageant le même nom sont désignées par le terme de sauniq qui signifie également « os ». Les liens de parenté et la transmission des noms au fil des générations font apparaître le groupe inuit comme une construction spatio-temporelle à l’intérieur de laquelle circulent les mêmes éléments perpétuellement recyclés.

Extrait 3 : Qilakpak Qullualik imite le corbeau, les oies, le lemming et le renard (enregistré par Philippe Le Goff entre 1988 et 1998 au Nunavik et au Nunavut - Canada).

Les pratiques vocales inuit mettent en évidence cette relation de l’être à l’environnement et de l’individu au groupe et peuvent intervenir à différents niveaux de la vie sociale, une joute vocale pouvant servir, par exemple, à régler un conflit judiciaire. Elles mettent également en évidence la complémentarité de la dyade homme/femme et la souplesse de celle-ci. Si les femmes sont plus fréquemment les interprètes des jeux vocaux, il n'est pas exclu qu'un homme s'y essaye, ou qu'une femme, pour des raisons circonstancielles, devienne un chasseur et pratique l'imitation des animaux. Qilakpak, rencontrée en 1991, avait été élevée comme un garçon par son père et avait appris à chasser. Elle chassa durant toute sa vie, accompagnant son mari qui avait des difficultés à marcher. Qilakpak imite une dizaine d'animaux [Extrait sonore 3 ci-dessus].
Dans cet exercice, c'est la recherche d'une imitation se rapprochant le plus de la vocalité de l'animal qui domine, utilisant des claquements de lèvres ou des sons plus gutturaux. Dans le cas de Mary Cousin [Extrait sonore 4 ci-dessous], imitant uniquement des oiseaux, se dessine une appropriation humaine, par la naissance d'un phrasé propre à l'interprète et le marquage d'un tempo imposé au chant d'oiseau, celui-ci restant parfaitement reconnaissable.

Extrait 4 : Mary Cousin imite plusieurs oiseaux, la mouette, le plectrophane des neiges (enregistré par Philippe Le Goff entre 1988 et 1998 au Nunavik et au Nunavut - Canada).

La proximité du Grand Corbeau, côtoyant les humains à longueur d'année, la très grande variété des sons qu'il utilise, ainsi que son comportement, voient cet animal gratifié de qualités humaines. Les sons qu'il profère sont identifiés comme des syntagmes. « Le corbeau parle » dit Qilakpaak. « Il blague ». La présence de cet animal renforce l’idée que la parole n’est pas strictement humaine [Extrait sonore 5 ci-dessous].

Extrait 5 : Malaja papatsi, Ilisapi Isulutak et Ulipika Vivi jouent et imitent les corbeaux (enregistré par Philippe Le Goff entre 1988 et 1998 au Nunavik et au Nunavut - Canada).

Dans la pratique des différentes formes de joutes vocales, ludiques ou judiciaires, la projection de la voix apparaît comme un acte pouvant influer fortement sur le monde extérieur, provoquer un changement de comportement chez l'autre, un changement de comportement du gibier. Cette matérialité et cette force accordée à la voix sont illustrées par la parole du chaman désignée par un terme évoquant clairement un projectile qui opère un changement d'état sur l'extérieur, comme une balle de fusil ou une pointe de flèche : un objet projeté qui transforme le gibier en viande. La vocalité n’est pas spécifique à l’humain, et ce dernier maîtrise une matière vocale qui transcende la parole et le chant.
Le katajjaq (7), pratiqué par les femmes du village de Puvirnituq au Nunavik (Arctique québecois), consiste en un duel vocal [Extraits sonores 6 et 7 ci-dessous], pouvant utiliser différentes qualités de sons très recherchés, utilisant voix de tête, voix de poitrine, et de gorge. Certains sons évoquent une « vocalisation » des consonnes par l'utilisation de souffle et d’itérations glottales. Le katajjaq peut utiliser également des fragments de syntagmes, faisant émerger un sens incomplet ou caché. Dans la pratique, l’organisation des motifs peut se décider entre les chanteuses, juste avant l'interprétation. Il n'est pas non plus exclu de se saisir d'un son fortuit ou d'un air, d'en transformer le timbre et de l'utiliser comme un motif supplémentaire inclu dans un jeu vocal. En fait, tout peut être prétexte à jeu. Si pour l'interprétation d'un pisiq, on utilisera la base igni- signifiant chanter, pour beaucoup de pratiques vocales, on dira plutôt pinngualirtaa, que nous traduirons par « allons jouer », ou plus littéralement « allons faire des imitations ».

Extrait 6 : Katajjak interprété par Nelly Nungak et Alasie Alasuk (enregistré par Philippe Le Goff entre 1988 et 1998 au Nunavik et au Nunavut - Canada).

Extrait 7 : Séance de Katajjait, les femmes se lancent des défis sur des airs nouveaux (enregistré par Philippe Le Goff entre 1988 et 1998 au Nunavik et au Nunavut - Canada).

Les sons du katajjait ne sont pas identifiés par les Inuit comme une reproduction de sons naturels (8). Ce jeu apparaît comme une épreuve d'endurance psychologique et physique, en particulier respiratoire, mettant au premier plan un corps-vocal. L’une des interprètes, Alacie Alasuaq, me racontait qu’au printemps, en attendant les hommes qui revenaient de la chasse, avec l’anxiété qu’ils ne reviennent pas, les femmes guettaient le bruit du harpon planté dans la neige qui rythmait la marche. Dès qu’elles l’entendaient, elles jetaient de la graisse sur le feu qui se mettait à crépiter et commençaient leur duel vocal.
Les sons produits par les katajjait ne proviennent pas d’une articulation courante. Les chanteuses puisent toutes leurs ressources - celles du cri, des rires, des pleurs ou des grognements - en les rythmant avec le diaphragme et en donnant au corps un léger mouvement de balancier. La polyrythmie repose sur la respiration des chanteuses qui vont jusqu’à l’épuisement ou l’erreur. Le jeu est généralement ponctué par un éclat de rire. Il faut également remarquer que les enregistrements estompent souvent ce rire par un shunt comme s’il venait perturber l’exécution de ce moment « musical », alors qu’il en fait partie intégrante. Il marque la frontière entre le jeu et le non-jeu.
Le caractère oral de la culture inuit nous renvoie, au-delà du parlé et plus généralement de la voix, à la notion de rythme comme organisation du mouvant telle que l’a redéfinie Benveniste (9). Le rythme n’est pas un mouvement régulier de vagues, mais la forme, c’est-à-dire la dynamique de l’arrangement et de la proportion distinctive des éléments. « C’est l’ordre dans le mouvement, le procès entier de l’arrangement harmonieux des attitudes corporelles combinées avec un mètre qui s’appelle désormais rythmos (10) » Au cours des séances de Katajjait décrites plus haut, même quand l’exécution se termine, l’enthousiasme et le caractère festif de la situation transforment la manière de parler ; toutes les phrases prennent une tournure mélodique particulière ; l’esthétique de la situation a dépassé le cadre strict de l’exécution du chant. Si le rire marque la fin de l’exécution du katajjaq, la situation de jeu reste dominante. On pourrait parler d’une posture qui dépasse le cadre de l’exécution et trouve une cohérence dans l’ensemble de la situation et dans la durée.
Nous ne pouvons opposer dans cette culture l’improvisation à la reproduction. Ces deux comportements sont étroitement mêlés et trouvent leur fondement dans l’ordre et le désordre qu’impose le monde et que la vie doit gérer pour créer cette organisation nécessaire qui permet de faire face au danger, au fortuit, à l’invisible.
L’esthétique de la situation se véhicule dans une présence corporelle incluant la voix sans la privilégier nécessairement. Le corps-vocal propose des modes de signifier qui inscrivent le sens dans la totalité des comportements et des liens qui les sous-tendent à tout moment, laissant à l’individu, dans cet espace privilégié des jeux, la possibilité de le transfigurer. La culture inuit marque très clairement cette frontière perméable entre être ou ne pas être dans une réalité. Le fait « d’être » dans la vie trouve toujours un corollaire qui est ailleurs. Il semble que les Inuit ont une conscience de la multiplicité de l’être, et ce n’est pas un hasard s’ils accordent tant d’importance à leurs rêves, qu’ils racontent volontiers en leur donnant un rôle crucial dans la conduite de leur vie. Le système de parenté favorise également cette conscience : en portant le nom d’une personne décédée. L’Inuk a conscience d’être investi par cette personne et cette capacité au multiple participe à l’équilibre de l’individu, à la cohésion sociale et à une forme de « cohérence culturelle ». Par son caractère immatériel et abstrait, le son, vibration profonde de l’être et de la nature, est le médium premier de cette recherche d’équilibre entre le vrai et l’inventé, le possible et l’impossible. Il n’est pas dit qu’en chantant des gigues écossaises, les Inuit aient perdu les fondements de leur comportement culturel qui perdure dans la capacité d’imitation. Ainsi, le problème prétendu de l’acculturation se mesure moins en terme de pérennité de « patterns » esthétiques, de transmission d’un patrimoine, que dans un équilibre intérieur de l’individu qui trouve sa place au sein du groupe. Elle pose l’oralité bien au-delà des problématiques de l’écriture et de la transmission dans l’ensemble complexe des comportements d’un corps-voix.


1.  Philippe Le Goff est compositeur et enseigne la langue inuit à l’INALCO.
2.  Inuit uqausillaringit, 1991- Premier dictionnaire unilingue publié dans l’écriture syllabaire spécifique à l’Arctique canadien.
3. Michèle THERRIEN, Le Corps inuit, Paris, SELAF/PUB, 1987, p. 199.
4. On compte trois voyelles et treize consonnes.
5. Nicole TERSIS, Une langue en kit, la créativité lexicale en inuit du Groenland oriental. Transitions plurielles, exemples dans quelques sociétés des Amériques, F. Grenand et V. Randa éd., Paris, Peeters, 1995, p. 163-176.
6. Au Nunavut, on le désigne le plus fréquemment par l’anglicisme, sukar.
7. Terme utilisé au Nunavik (Arctique québécois), pour désigner les jeux vocaux.
8. Les katajjait apparaissent comme la forme subsistante d’un corpus beaucoup plus large. Des récits du début du XIXe siècle font apparaître que l’utilisation de sons de gorge et de tête et de distorsion sonores accompagnant parfois des mimiques faciales, s’étendait à différentes formes de jeux ou de danses que les hommes pratiquaient également. Les femmes du village de Puvirnituq, souvent sollicitées pour expliquer l'origine de ces jeux vocaux les présentent parfois comme des évocations naturelles (une oie, le vent, l’eau qui bouillonne ...). Cela est très fortement contesté par d’autres interprètes.
9. BENVENISTE Emile, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966. p. 335.
10. Ibid., p. 334.


Bibliographie

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Philippe Le Goff