Le jazz après 1960


Jazz modal

En 1955, Miles Davis forma un quintet avec le saxophoniste ténor John Coltrane, dont l’approche contrastait de façon frappante avec les lignes mélodiques lentes et expressives, presque extatiques, du célèbre trompettiste. Coltrane déversait des flots de notes passionnées et rapides, explorant les tonalités et les modes mélodiques, aussi exotiques fussent-ils. Il joua également de façon posée des ballades lentes pleines de sérénité. Dans ses solos, il fit preuve d’un sens exceptionnel de la forme.
En 1958, l’album de Miles Davis, Kind of Blue, avec John Coltrane et le pianiste Bill Evans, comportait une série de pièces utilisant chacune les modes d’une seule tonalité, demeurant sur un même accord jusqu’à seize mesures. Ce disque marqua la naissance officielle du jazz modal, permettant une plus grande liberté d’improvisation.
Coltrane, volant ensuite de ses propres ailes, se lança dans le jazz modal. Ce style domina son répertoire après 1960, année où il enregistra My Favourite Things, utilisant un type de jeu collectif et ouvert, qui permettait à chaque soliste de rester dans un mode aussi longtemps qu’il le désirait. Le quartet de Coltrane comprenait notamment le pianiste McCoy Tyner et le batteur Elvin Jones.



Le Free Jazz : liberté !

Avec la fin des années cinquante s’amorce une révolution encore plus radicale que celle entreprise par le bop : car il ne s’agit plus d’enrichir les moyens traditionnels, mais de remettre en cause les fondements du jazz – régularité du tempo et primauté du swing, improvisation à partir de structures harmoniques préétablies. La liberté totale devient l’idéal proclamé et le jazz, de plus en plus, se voue à la tradition directe de l’inconscient du musicien ou à l’exacerbation du pur « fait sonore » (cris, bruitages, grincements).
Une première tendance se définit par la recherche d’une spiritualité, dont les normes sont volontiers demandées à l’Orient. Il en résulte une musique violemment incantatoire, utilisant des gammes modales étrangères à l’univers musical de l’Occident où le jazz s’était, jusqu’ici, cantonné. C’est l’art, avant tout, du saxo ténor et soprano John Coltrane, parti du bop pour développer, sur des bases de plus en plus répétitives, une verbosité envoûtante et volontiers paroxystique (Cousin Mary, My Favorite Things, A Love Supreme). Le quartette qu’il a constitué avec, notamment, le batteur Elvin Jones et le pianiste Mac Coy Tyner a l’importance, dans l’histoire du jazz, du « Hot Five » d’Armstrong et du quintette de Parker. On peut rattacher à cette tendance le saxo alto, clarinettiste et flûtiste Eric Dolphy.
Une seconde tendance rejette de façon plus systématique les contraintes structurelles pour essayer de rejoindre une sorte de discours profond. Elle est représentée par le saxo alto Ornette Coleman et le trompettiste Don Cherry, dont la petite formation, tributaire encore du modèle bop, s’efforce d’épouser ces pulsions irrationnelles que laissait deviner la superbe ordonnance du jeu parkérien (To-Morrow Is the Question). Ce faisant, Coleman inaugure le mouvement « free jazz » (jazz libre). Celui-ci est poursuivi, avec plus d’éclat extérieur, de triturations sonores et de caprice contestataire, par les saxos ténors Albert Ayler et Archie Shepp. Le premier s’efforce de retrouver une pure musique du cœur et de l’instinct, commandée par le seul feeling (Ghosts) ; le second, soucieux de se défouler, mais porté aussi au message politique, recourt volontiers, pour traduire ses intentions, à un art de montage puisant dans toute l’histoire du jazz (Mama too Tight).
Solitaire comme le fut Monk, le pianiste Cecil Taylor, enfin, développe avec emportement un art fondé sur l’exploitation des structures sonores et qui n’est pas sans rapport avec certaines recherches de l’avant-garde européenne (Unit structure).



Troisième courant et free-jazz

Un autre résultat des expérimentations de la fin des années 1950 et 1960 fut la tentative du compositeur Gunther Schuller, assisté du pianiste John Lewis et de son Modern Jazz Quartet, de faire fusionner le jazz et la musique classique et contemporaine dans un « troisième courant » (third stream), avec un répertoire faisant largement appel aux techniques et aux musiciens des deux univers musicaux.
Également actif pendant ces années, le compositeur, bassiste et chef d’orchestre Charlie Mingus, après des expériences proches de celles du third stream, mêla dans ses compositions et ses improvisations le raffinement de ses deux grands maîtres, Bud Powell et Duke Ellington ; son blues violent et survolté le conduisit au free-jazz.
L’œuvre la plus controversée de la fin des années 1950 fut sans doute celle du saxophoniste alto Ornette Coleman, dont les improvisations, parfois presque atonales, rompirent complètement avec les progressions harmoniques, tout en conservant le swing caractéristique du jazz. Au fil des années, Coleman délaissa les formes mêmes du jazz et développa une théorie d’improvisation et d’harmonie originale, qu’il appela « harmolodie ». Bien que les sonorités plaintives de Coleman et sa technique rude aient choqué de nombreux critiques, les autres reconnurent l’esprit, la sincérité et le sens si rare de la forme qui émanent de sa musique. Il inspira toute l’école du jazz d’avant-garde qui se développa dans les années 1960 et 1970, appelée free-jazz, représentée par l’Art Ensemble of Chicago, Sun Ra, le saxophoniste Archie Shepp et le pianiste Cecil Taylor. Coltrane lui-même s’engagea dans cette voie avant sa mort en 1967.
Le free-jazz, outre une libération des contraintes du be-bop et le retour à l’improvisation collective, fut marqué par une profonde revendication d’autonomie de la culture afro-américaine et par un désir de libération à l’égard de la musique « blanche ».


Jazz « mainstream »

Pendant ce temps, le courant principal du jazz (mainstream), qui adopta de nombreuses idées mélodiques de Coltrane et même certains morceaux de jazz modal, continua d’élaborer des improvisations sur les progressions harmoniques des standards. Des chansons brésiliennes, et en particulier celles du style bossa-nova, vinrent s’ajouter au répertoire au début des années 1960. Leurs rythmes latins et leurs nouvelles progressions harmoniques attirèrent des musiciens de jazz de plusieurs générations, en particulier Stan Getz et le flûtiste Herbie Mann. Même après le déclin du style nova, les sambas restèrent des éléments fondamentaux du répertoire du jazz et de nombreux groupes enrichirent leur section de batterie avec des percussions des Caraïbes et afro-cubaines. Dans la grande tradition du piano-jazz, le Canadien Oscar Peterson a remporté un succès jamais démenti, accompagnant les plus grandes stars comme Ella Fitzgerald.
Le trio formé par le pianiste Bill Evans traita avec profondeur les standards et en renouvela l’interprétation, les musiciens s’interpellant et se répondant constamment, au lieu d’intervenir l’un après l’autre pour des solos. Cette approche fut poussée encore plus avant par la section rythmique du nouveau quintette que Miles Davis forma après le départ de Coltrane, à partir de 1963, et qui comprenait le batteur Tony Williams, le bassiste Ron Carter, le pianiste Herbie Hancock et, plus tard, le grand saxophoniste ténor et compositeur Wayne Shorter.


Musiques électriques et musiques éclectiques

Le style jazz-rock regroupe au début des années 70 un courant dont Miles Davis a catalysé le départ avec le disque Bitches Brew (1969). L'association du jazz « sophistiqué » et du rock « efficace » intègre largement les sons électriques, les rythmes binaires et les formes arrangées et composées. De nombreuses influences s'y mêlent : le free jazz, le jazz modal, le rock progressif et la pop music, Coltrane, Jimmy Hendrix, Frank Zappa. La musique naît souvent d'anciens compagnons de Miles Davis : les groupes Life Time du batteur Tony Williams, le Weather Report de Wayne Shorter et de Joe Zawinul, le Mahavishnu Orchestra du guitariste John Mc Laughlin, les groupes des pianistes Herbie Hancock, Keith Jarret ou Chick Corea. Le style fusion prend relais du jazz-rock dans les années 80.

Les années 70-80 sont marquées par l'éclectisme et par la multiplication des courants musicaux. Le free jazz américain a une seconde vague avec des musiciens comme les saxophonistes Archie Shepp, Anthony Braxton, Sam Rivers ; l'Art Ensemble de Chicago ; le pianiste Paul Bley ; les contrebassistes Gary Peacock et Eddy Gomez ; le tromboniste George Lewis ; la compositrice et chef d'orchestre Carla Bley.
Un important facteur qui assure la continuité du jazz est la pratique des standards. Alors que le free jazz s'inscrit en rupture avec le répertoire traditionnel, dès la fin des années 70 s'est produit un retour aux standards. Ce sont souvent les tenants de la musique libre, mais aussi des musiciens provenant d'autres courants musicaux, qui se remettent dans la tradition du jazz. Particulièrement aux Etats-Unis, elle sert souvent de « rite de passage » pour tous ceux qui apprennent le jazz. Il est difficile d'être considéré comme un musicien de jazz sans connaître par cœur un grand nombre de standards.
Une nouvelle vague de be-bop accompagne également le retour aux standards, provoquant une forme de néoclassicisme. La généralisation de l'enseignement change aussi l'approche et l'apprentissage de l'improvisation, et favorise le répertoire.
Certains musiciens se caractérisent par leur éclectisme. Ils sont à l'aise autant dans la tradition américaine que dans les formes libres ou dans les sons éclectiques. Outre la plupart des inventeurs du jazz-rock cités plus haut, on peut y inclure les saxophonistes Dave Liebman, Michael Brecker, Joe Lovano ; les guitaristes Pat Metheny ou John Scofield ; les contrebassistes Dave Holland, Miroslav Vitous ; le batteur Jack DeJohnette.
A la suite d'Ornette Coleman se constitue une vague de musiques fortes et dures, autour de mélangeurs de rock, de free jazz et d'électronique, avec des musiciens comme le guitariste James Blood Ulmer ; le batteur Ronald Shannon Jackson ; les bassistes Fred Frith et Jamaaladeen Tacuma ; l'altiste John Zorn. C'est le free funk, le No Wawe, le punk jazz.
Une des conséquence du free jazz a été l'apparition de musiques improvisées qui ont pu dégager des identités en dehors du jazz américain. Un courant de musiques improvisées européennes, inhomogène mais souvent original, s'est développé autour de plusieurs noyaux : Grande Bretagne (John Surman, Tony Oxley, Mike Westbrook), Scandinavie (Jan Garbarek, Palle Danielsson, Jon Christensen), Russie (Viacheslave Ganelin), France (Michel Portal, Martial Solal, Jean-François Jenny-Clark, François Jeanneau, Bernard Lubat), Pays-Bas (Han Bennink, Willem Breuker), Italie (Enrico Rava, Franco d'Andrea), Allemagne (Albert Mangelsdroff, Karl Berger, Manfred Schoof), Suisse (Daniel Humair, Pierre Favre, Irène Schweizer), Pologne (Tomasz Stanko), … Des musiciens d'autres continents ont rejoint ces noyaux européens, comme Steve Lacy, Barre Phillips, Dollar Brand, Kenny Wheeler, John Tchicai. Alors que certains cherchent à prolonger l'héritage nord-américain de manière originale, d'autres se lancent dans des approches radicalement différentes, comme le guitariste anglais Derek Bailey, le saxophoniste allemand Peter Brötzmann, le big band européen Globe Unity Orchestra.

Jazz « fusion »

Le jazz traversa une crise à la fin des années 1960. Les publics plus jeunes accordèrent leur préférence au rock et aux nouvelles formes de musique populaire noire comme la soul, le rhythm and blues et le funk, tandis que les amateurs plus âgés se détournaient de l’abstraction et de la froideur intellectuelle d’une grande partie du jazz moderne.
Certains musiciens de jazz empruntèrent des idées à ces musiques populaires, en particulier du rock, mais la plupart de ces innovations furent tirées des rythmes de danse et des progressions harmoniques de musiciens noirs tels que James Brown. D’autres groupes introduisirent également des éléments musicaux provenant d’autres cultures. Les premiers exemples de ce nouveau jazz « fusion » rencontrèrent un succès inégal mais, en 1969, Miles Davis enregistra Bitches Brew, un album qui associait des rythmes de soul et des instruments électroniquement amplifiés pour produire un jazz sauvage, psychédélique et envoûtant. Rien d’étonnant donc à ce que certains des enregistrements de fusion les plus réussis des années 1970 émanent d’anciens élèves de Davis : Herbie Hancock, Wayne Shorter et le pianiste d’origine autrichienne Joe Zawinul, coleaders de l’ensemble Weather Report ; le guitariste anglais John McLaughlin, le brillant pianiste Chick Corea et son groupe Return to Forever. À leur tour, des formations de rock commencèrent à imiter, sur un rythme de rock, le phrasé et les solos du jazz, comme Chase, Chicago et Blood Sweat and Tears.
Prenant le contre-pied de cette tendance, un autre disciple de Davis, le pianiste Keith Jarrett, renonça aux instruments électroniques et remporta un grand succès avec des interprétations lyriques de standards et de morceaux originaux avec un quartet, ainsi qu’avec ses improvisations au piano solo, qui firent de lui l’un des principaux pianistes du jazz contemporain.


Revival et jazz contemporain

Au milieu des années 1980, il y eut un regain d’intérêt pour le jazz mainstream, devenu entre-temps un style classique auquel s’associa le trompettiste Wynton Marsalis, qui connut également le succès en tant qu’interprète de musique classique. À sa suite, un certain nombre d’interprètes se sont efforcés de faire revivre divers styles de jazz, surtout le be-bop et le hard-bop : Terence Blanchard, Joshua Redman, James Carter, Nicholas Payton, etc. Ce renouveau (« revival ») s’accompagna d’une série de rééditions en disques compact de toutes les œuvres classiques du jazz, ce qui donna l’impression que l’histoire du genre touchait à sa fin.
Cependant, de jeunes musiciens américains, blancs et noirs, notamment new-yorkais, continuent d’innover dans le prolongement de la tradition afro-américaine, en la confrontant à d’autres styles. Ainsi le saxophoniste Steve Coleman, qui, à la tête de son groupe Five Elements, a mené de passionnantes recherches rythmiques à partir du funk, mit en œuvre son propre système d’improvisation. Le saxophoniste Tim Berne, disciple du grand compositeur afro-américain Julius Hemphill, a élaboré un univers musical profondément original où transparaissent les influences du blues, de la musique contemporaine européenne, du rhythm and blues et du free-jazz.
Le jazz se mêle également parfois au rap, comme l’acid jazz, ou avec les musiques du monde. L’histoire du jazz s’est constituée comme une discipline musicologique et l’on dispose désormais de revues spécialisées, de dictionnaires, de centres de documentation sur le jazz ainsi que d’une multitude d’enregistrements anciens.
Bien que le jazz conserve des origines essentiellement nord-américaines, son public international se développa à un tel point que de nombreux musiciens non américains s’imposèrent et créèrent une forme de jazz indépendante comme l’avaient fait quelques décennies plus tôt le guitariste belge Django Reinhardt, qui associa le swing à la musique tsigane, et le violoniste français Stéphane Grappelli. En Europe, une multitude de musiciens se consacrèrent au jazz et aux musiques d’improvisation, travaillant avec des Américains. Ils développèrent des formes originales de musiques improvisées, utilisant certaines formes du jazz tout en élaborant des systèmes d’improvisation, des contenus harmonique et rythmique propres à leurs traditions ou inspirés de la musique contemporaine. Ainsi, des musiciens comme les Français Jean-Luc Ponty, Michel Portal, Louis Sclavis, Martial Solal ou Marc Ducret, le Norvégien Jan Garbarek, les Britanniques Courtney Pine et Django Bates, le Sud-Africain Hugh Masekela ou le Bosniaque Bojan Zulfikarpasic ont su faire vivre l’esprit du jazz en le nourrissant de leur propre culture.
En fait, le terme « jazz » ne suffit plus à embrasser la richesse des musiques d’improvisation qui se sont développées grâce à lui ; Miles Davis lui-même, dès les années 1970, reniait le terme pour déclarer qu’il ne faisait que de « la musique ». L’espoir demeure, cependant, de voir se développer dans la diversité des cultures mondiales, l’inventivité et l’énergie de l’improvisation, ce subtil syncrétisme d’expression individuelle et de symbiose collective que le jazz afro-américain a apporté au XXe siècle musical.


Free Rock

Nom donné parfois à un courant qui tente soit la synthèse, soit la mise en rapport dialectique, soit encore le collage pur et simple d’éléments empruntés au free jazz (hyperexpressionnisme sonore, refus par le soliste de la mélodie et de la trame harmonique) et de composantes caractéristiques de la musique dite pop (rythme binaire, primauté accordée aux instruments électriquement amplifiés, intervention de l’électronique). Le free rock est principalement représenté par Miles Davis, qui explora ce champ à partir de 1968, et par certains des musiciens qui enregistraient alors avec lui (Tony Williams, John McLaughlin, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Joe Zawinul), mais aussi par des solistes capables de faire bonne figure à la fois dans le contexte rock et dans le contexte free (Larry Coryell) et par des jazzmen soucieux d’élargir leur horizon (Phil Woods, Jean-Luc Ponty) ou visant dans leur art au plus large polymorphisme stylistique possible (Keith Jarrett). Dans une tout autre perspective, celle d’une mise en scène des contradictions culturelles, certains avant-gardistes (Albert Ayler, Archie Shepp, Barney Wilen) s’essayèrent à improviser sans contrainte sur un fond rythmique imité du rock.