Jazz & drogue

La musique de jazz est un des domaines de création les plus largement discutés, admirés et explorés de ce siècle, ainsi qu’une force majeure à la fois sur le plan musical et culturel. Pourtant, en dépit de son succès et d’une vaste reconnaissance dans le monde contemporain, l’histoire du jazz reflète la lutte des noirs américains pour leurs droits et leur liberté. 
Comme l’auteur Burton W. Peretti le dit : « Aucune musique n’a été plus intimement liée à la quête des Américains d’une égalité des droits pour tous, particulièrement pour les Noirs américains. Harassés, isolés par l’esclavage et la ségrégation, ceux-ci ont conservé leur propre culture riche et puissante. Ils formèrent les principaux éléments du jazz au cours de ses années de formation, lui apportant d’importantes innovations quelques décennies plus tard. »
 
Les psychiatres ont alimenté le racisme avec des études déclarant que les noirs étaient inférieurs. Cette idéologie discriminatoire a été fortement ressentie par les artistes américains noirs dans les clubs de jazz appartenant à des blancs, qui n’étaient pas autorisés à fréquenter les établissements mêmes où il donnaient des représentations.
« Stratégies de résistance des militants en faveur des droits civiques, efforts personnels et fierté noire se sont alliés à la créativité des musiciens de jazz noirs qui s’associaient toujours davantage à la lutte pour l’égalité », écrit Peretti. C’est ainsi que le jazz devint l’ambassadeur du peuple Noir américain, une voix supplémentaire, un symbole, une identité. 
Au début du siècle pourtant, les perspectives étaient lugubres. Les musiciens noirs ne trouvaient que difficilement du travail et dépendaient du crime organisé pour se procurer du travail dans leurs bars et salons - la prostitution, le jeu, l’alcool et la drogue constituaient le lot commun. « Depuis les salons des quais de la Nouvelle-Orléans en passant par Chicago jusqu’aux ruelles de Harlem », le pianiste Jelly Roll Morton et d’autres « travaillaient à temps partiel comme souteneurs et esquivaient les menaces hostiles des joueurs, des tricheurs aux cartes et des gangsters. » Les ghettos se formaient dans les villes à mesure que d’autres Noirs américains y venaient avec l’espoir de trouver un travail. Le crime organisé devenait le principal employeur. 
La psychiatrie crée le racisme moderne

Pour mieux comprendre l’esprit rebelle que représente le jazz, il est bon d’identifier le type de pensée qui formait la base même du racisme en Amérique.
Dès 1797 déjà, Benjamin Rush, le « père de la psychiatrie américaine », déclarait que la couleur des Noirs américains était causée par une maladie appelée « négritude » dérivée de la lèpre ancestrale qui « apparaissait sous une forme si bénigne que la pigmentation excessive était son seul symptôme ». Rush proclama d’autorité que les taches blanches présentes sur un esclave du nom d’Henry Moss étaient la preuve d’un « traitement spontané ». Rush disait que les Noirs américains ne devaient pas se marier entre eux, afin d’empêcher toute contamination de la progéniture. En 1812, ce même « scientifique » associait également activité artistique accrue avec «maladie maniaco-dépressive».

Deux grands du jazz, Billie Holiday et Charlie “Bird” Parker se sont tournés vers l’héroïne par suite du racisme au sein de l’industrie du jazz. Alors qu’il cherchait un refuge et une réhabilitation dans un sanatorium, Holiday fut trahie par le personnel, qui rapporta sa toxicomanie à la police. Après une année de « traitement », elle se remit aux drogues. Parker fut incarcéré à l’institution psychiatrique de Camarillo où il échappa de peu à l’électrochoc. 

Dans les années 1850, la Drapetomania et Dysaethesia Aethiopis, ou léthargie de l’esprit, étaient supposées «propres aux Nègres» selon Samuel A. Cartwright, un médecin en vue de la Louisiane. D’après le psychiatre Thomas Szasz, ces «maladies» justifiaient l’esclavage comme une nécessité thérapeutique pour les esclaves et une responsabilité médicale pour les maîtres.
Dans les propres termes de Cartwright «Drapétomanie vient de “drapetes”, esclave en fuite, et “manie”, fou ou dément... Dans la plupart des cas, la raison qui pousse le Noir à s’enfuir est une maladie mentale, comme toutes les autres sortes d’aliénation mentale... Avec l’avantage qu’avec un conseil médical adéquat, suivi à la lettre, cette pratique gênante qu’ont de nombreux Noirs de s’enfuir peut être presque entièrement prévenue... » (l’emphase est ajoutée.) Pour empêcher la drapétomanie, le traitement prescrit était de « le fouetter jusqu’à ce que le diable s’en aille ».
La Dysaethesia Aethiopis, prétend Cartwright, «diffère de toutes les autres espèces de maladies mentales, car elle s’accompagne d’autres signes physiques de lésions du corps que l’observateur médical peut découvrir... ». Le «traitement» consistait à «infliger au patient toutes sortes de travaux pénibles à l’air libre et au soleil... En obligeant le Nègre paresseux à faire de l’exercice, la force coercitive de l’homme blanc met en action les poumons, moyen grâce auquel le sang vivifié est envoyé au cerveau pour apporter la liberté à l’esprit. »
Plus près des années 20, l’eugéniste californien Paul Popenoe examina les résultats de tests de QI sur des Noirs qui avaient rejoint les forces armées au cours de la Deuxième 
guerre mondiale. Il prétendait que «... le faible état mental du Nègre est [irréversible]. Si le nombre des contributions originales de sa race à la civilisation du monde, représente un quelconque critère acceptable de sa valeur relative, alors le nègre doit être placé près de zéro sur l’échelle.» Il prétendait aussi que «... l’intelligence d’un “homme de couleur” dépend... dans une grande mesure de la quantité de sang blanc qu’il possède.» 
« Les tests mentaux... montrent clairement le fait que l’infériorité observée du Nègre est dans une large mesure une infériorité qu’aucune somme d’éducation ou d’environnement favorable ne peut infléchir... Le Nègre est mentalement inférieur à la race blanche...», affirmait-il.
De plus, le psychologue William McDougall soutenait en 1921 que « les Nègres se soumettaient instinctivement ». 
Pour les Noirs des années 20, l’afflux de pensée à tendance freudienne constituait une source supplémentaire de préjudice. Les théories de Freud touchaient toutes les sociétés du monde, y compris les partisans et les critiques qui jugeaient le jazz avec l’autorité freudienne. « La fascination des pulsions émotionnelles et des origines primitives se trouvait exprimée dans le jazz et dans la vie nocturne. Journalistes de jazz et partisans mettaient l’accent sur les qualités juvéniles, voire puériles de la musique», disait Peretti. 
L’humiliation continue dans les années 40 
« Strange Fruit », une des chansons marquantes de Billie Holiday, est un commentaire puissant et poétique des rapports entre races, particulièrement le meurtre par lynchage de Noirs perpétré par des groupes de Blancs. Elle raconte cette histoire où on lui dit une fois alors qu’elle jouait avec l’orchestre de Count Basie à Detroit, que son visage «était trop jaune pour chanter avec tous les Noirs de son orchestre. Quelqu’un aurait pu penser que j’étais blanche si la lumière ne m’éclairait pas correctement. Ils ont donc pris une peinture foncée et grasse, me disant de m’en mettre... J’ai dit que je ne voulais pas. Mais ils avaient nos noms sur les contrats, et si je refusais cela pouvait chambouler tous les concerts prévus, non seulement pour moi, mais aussi pour le futur de tous les gars du groupe.» 

Benjamin Rush, le « père de la psychiatrie américaine », déclarait que la couleur des Noirs américains était causée par une maladie appelée «négritude» dérivée de la lèpre. La guérison se produisait lorsque la peau devenait blanche. Les études psychiatriques racistes ont créé le racisme moderne qui s’est fait sentir dans l’industrie du jazz.
Scotty Wright, auteur de Jazz Education, rapporte que les grands du jazz souffraient comme tous les autres insultes : « le groupe de Duke voyageait même en wagon privé pour se tenir à l’écart de l’intolérance humiliante subie sur la route. On disait à Louis Armstrong que pour réussir il devait trouver un Blanc qui dise de lui : « C’est mon nègre, n’est-il pas formidable ? »
Résultat : « un nombre navrant de musiciens se tournaient vers la consommation de stupéfiants pour tenter d’endiguer le caractère douloureux et indigne de leur existence hors de la scène, et d’être davantage ouvert à leur art et en paix avec, sur scène. Tristement pourtant, leur dépendance chimique tournait simplement à un autre type de cauchemar, amenuisait leur aisance, leur jugement, leur crédit. »
L’héroïne fit à de nombreux jazzmen la même chose que les drogues psychédéliques et les tranquillisants aux musiciens des années 60. Attaquant le système nerveux, elle provoque une illusion « d’invincibilité et de confiance, faisant croire aux musiciens qu’ils peuvent exécuter les traits les plus audacieux avec une facilité insouciante. »
La liste des victimes est lourde : Bud Powell, Billie Holiday, Charlie Parker... 
Malgré toute sa classe, Billie Holiday tomba dans l’héroïne. Elle tenta en 1946 de se débarrasser de sa dépendance à l’héroïne. Ayant trouvé un établissement de soins privé, elle annonça publiquement s’y trouver pour traiter une dépression nerveuse ; Billie Holiday alla jusqu’à payer 2000 dollars un séjour de trois semaines - une somme énorme à l’époque - mais qui incluait une clause de confidentialité. Pourtant, à sa sortie d’hôpital, un médecin ou un employé avait averti la police qui se mit à la suivre.
Moins d’une année après sa « thérapie », elle était arrêtée pour infraction à la loi sur les stupéfiants et on lui retira la carte qui lui permettait de se produire dans les cabarets new-yorkais. En juillet 1959, elle mourait dans un hôpital de la ville où elle était assignée à résidence. 
Charlie « Bird » Parker est né en 1920. A l’âge de 15 ans, c’était un musicien professionnel qui apportait des idées novatrices au jazz. Avec d’autres, il créa plus tard le be-bop, considéré comme un reflet de la souffrance et du désespoir croissant des ghettos noirs. 
A 21 ans, Parker était un musicien exceptionnel. L’auteur Ross Russell écrivit que Parker «jouait un chorus après l’autre comme si sa vie en dépendait... ; l’articulation précise des notes, la violence avec laquelle chacune était jouée, la vitesse stupéfiante avec laquelle il jouait de son saxo, toutes ces choses étaient nouvelles pour le style.» 
En 1946, « Bird » est arrêté pour possession de stupéfiants et incarcéré dans un établissement psychiatrique d’Etat, à Camarillo (Californie). Là il échappa de peu aux électrochocs du Dr Hammond. Un autre médecin, Richard Freeman, intervint en disant : « C’est une forme légère d’électrocution, mais diablement radicale. Le patient tombe inconscient après un choc non mortel, avant d’être éparpillé sur des lits pour qu’il puisse lentement rassembler les morceaux dispersés de sa personnalité. Cela pourrait affecter les réflexes de Charlie de façon permanente, le réduire à l’état d’une personnalité très malléable, mais aussi à l’état d’un musicien très moyen. » 
Retournant finalement dans le même environnement raciste et infesté de drogue où il avait grandi, « Bird » mourait le 12 mars 1955 d’une pneumonie et d’un arrêt cardiaque provoqués par le mélange de drogue et d’alcool. Il avait 34 ans. 
La psychiatrie et la psychologie prêchèrent d’un côté le dogme de l’infériorité, assurant ainsi l’oppression raciale, puis ils en traitèrent les conséquences, avec un nombre consternant d’échecs.