Debussy et le plaisir, temps du plaisir

« Il n’y a pas de théorie : suffit d’entendre. Le plaisir est la règle. »
Claude DEBUSSY

Le plaisir chez Debussy n’est pas une simple esthétique sonore — un hédonisme instantané du grain, de la couleur et de la forme. Il procède d’une poïésis — lutte ou fusion — née de deux processus dynamiques et inverses. La poïésis est en effet ce qui se réalise en engageant la dialectique d’une amphibolie ou d’une antinomie : éros et thanatos, désir et évanescence, étale et point, mouvant et immobile, pulsation et pulvérisation, autant de couples contradictoires, de principes opposés dont l’interaction est aux fondements du plaisir. Le plaisir debussyste, souvent tourné vers le silence et le retrait , se manifeste ainsi davantage à travers le prisme d’un processus dynamique entre deux antagonistes que par une notable “éruption” sonore. Il est loin en cela de l’acmé vertigineux du “Chant d’amour 2” de la Turangalîlâ-Symphonie d’Olivier Messiaen (chiffre 5), dont la nature toute sensuelle est corroborée par les indications “avec amour” et “passionné, généreux”. Il est loin aussi du chœur final de Daphnis et Chloé de Maurice Ravel, usant dans les années 1910 du potentiel proprement érotique du son (ne s’agit-il pas d’une “bacchanale” ?), au point d’évoquer ces lignes de Marcel Proust, retraçant de peu discrets ébats amoureux :

Il est vrai que ces sons étaient si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, j’aurais pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de moi et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. J’en conclus plus tard qu’il y a une chose aussi bruyante que la souffrance, c’est le plaisir.
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D’autre part, Debussy — l’homme de plume — emploie dans ses écrits le mot “plaisir” à plusieurs reprises, au sujet de Titiana de Georges Hüe (“faire plaisir, sans trop [...] inquiéter” ), d’un “épisode du ballet de Parysatis” , de Muguette d’Edmond Missa (“Les jeunes filles dont on coupe le pain en tartines y prendront plaisir (s’il en reste)” ), de M. Clément (un chanteur) , de La Damnation de Faust ... Le compositeur évoque aussi un “plaisir de parler” , et un autre plaisir, assez “pascalien” : « Je ne puis concevoir de plus grand plaisir que d’être assis dans mon fauteuil devant ce bureau, en regardant les murs qui sont autour de moi, jour après jour, nuit après nuit » . Enfin, il affirme à Paul Landormy dans La Revue bleue le 2 avril 1904 que la « musique française, c’est la clarté, l’élégance, la déclamation simple et naturelle ; la musique française veut, avant tout, faire plaisir » ; il renchérit : la « musique doit humblement chercher à faire plaisir » . Le plaisir — cette fois-ci considéré non plus comme vocable commun mais comme notion esthétique — devient ainsi une caractéristique de l’esprit français (laquelle prend principalement ses sources dans le XVIIIème siècle) et un des maîtres mots de la musique de Debussy. Selon Dominique Jameux, c’est « lui qui dicte à Debussy ses voluptés calmes, et les autres, son indolence heureuse, son hédonisme dans la vie et si souvent dans l’œuvre, ses harmonies succulentes, ses tournures en liane, ses arabesques caressantes » . Et on serait tenté d’affirmer de la musique de Debussy ce que le compositeur dit de celle de Massenet : « on sait combien cette musique est secouée de frissons, d’élans, d’étreintes qui voudraient s’éterniser. Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques ; on s’y penche sur le front des femmes pour savoir à tout prix ce qui se passe derrière... »
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Debussy affirmait le 17 décembre 1910 à Louis Vuillemin au sujet de Pelléas et Mélisande : « Vous voulez savoir si je suis content de voir reprendre ma pièce ? Mon Dieu, évidemment, ça fait toujours plaisir, bien qu’on ne sache pas trop pourquoi » . Le plaisir paraît donc aussi évident que peu explicable. C’est par exemple le cas à l’audition de certaines mesures en ré bémol majeur du Prélude à l’après-midi d’un faune . Il devient donc intéressant de fonder la subjectivité du plaisir de l’écoute sur d’objectives caractéristiques de la musique de Debussy. Non pas pour légitimer le plaisir (l’évidence se moque de la légitimité), mais dans la pensée (sans doute cartésienne) qu’un plaisir, lorsqu’il est connu et reconnu par la raison, s’en trouve encore accru. Après une succincte évocation des temps (mémoire, instantanéité, modernité) et des espaces (vie privée, composantes littéraires et pôles d’influence) du plaisir, sera considérée dans un troisième temps la poïésis hédoniste de Debussy, à travers la subtile intrication d’Eros et de Thanatos, les interactions entre désir et évanescence, et quelques “jeux” et “dialogues”. Car la musique de Debussy explore par ses couleurs, ses tensions et ses détentes, toute la potentialité du plaisir jusqu’à lui accorder — par-delà son évanescence — un indéniable accomplissement.
Une tradition hédoniste

Debussy tient à inscrire la musique dans un certain contexte historique : elle « a un Passé dont il faudrait remuer les cendres : elles contiennent cette flamme inéteignable à laquelle notre Présent devra toujours une part de sa splendeur » . Sa musique en est parfois un témoignage direct : en 1904, une des Images I pour piano est intitulée “Hommage à Rameau” (Lent et grave, dans le style d’une sarabande, mais sans rigueur). En 1909, Debussy compose un “Hommage à Joseph Haydn pour piano” (Mouvement de valse lente). Le compositeur s’insurge : « Pourquoi tant d’indifférence pour notre grand Rameau ? Pour Destouches, à peu près inconnu ? Pour Couperin, le plus poète de nos clavecinistes, dont la tendre mélancolie semble l’adorable écho venu du fond mystérieux des paysages où s’attristent les personnages de Watteau ? » Cependant, il ne retiendra pas seulement la nostalgie au sein du “siècle des Plaisirs” : en effet, la « musique de Couperin, telle que l’appréciait Debussy, fut le point d’aboutissement de la lente élection d’une époque pour une sensibilité, un style et des timbres qui allaient disparaître avec elle. L’imagination musicale [...] répondait alors à une esthétique de la sensualité concrète » . Jean-François Gautier affirme ailleurs, au sujet de la “civilisation brillante” que constitua le tournant entre le XVII° et le XVIII° siècle : « Debussy s’y retrouve chez lui, non pour le style, daté, mais parce que sa démarche emprunte des voies comparables : la musique ne dit pas une chose, elle construit un sens, celui du plaisir d’entendre, sans prise de pouvoir de l’artiste sur la sensibilité ou le jugement de l’auditeur » . Le compositeur aurait ainsi trouvé une réelle familiarité dans l’hédonisme musical de cette période.
Il existe en effet à cette époque, selon Catherine Kintzler, une « esthétique française du plaisir » , dont le naufrage coïncidera avec la célèbre Querelle des Bouffons. Quelques exemples le confirment aisément :
- les tragédies lyriques : en 1674, l’Alceste de Lulli met en scène “les Plaisirs”, acteurs du prologue. L’ouverture est d’ailleurs intitulée “Le Retour des Plaisirs”. En 1737, Castor et Pollux de Rameau procèdera de la même manière. Un chœur des plaisirs célestes d’une part (acte II scène 5 : divertissement intitulé “suite d’Hébé”), lesquels ont pour dessein d’empêcher Pollux de descendre aux enfers, et les ombres heureuses des Champs-Élysées d’autre part (acte IV scène 2) qui tentent de séduire Castor, constituent deux images symétriques du plaisir. Dernier exemple, datant de 1739 : Dardanus de Rameau : le prologue se situe dans l’île de Cythère, et ce sont les Plaisirs qui sont chargés de raconter l’histoire de Dardanus.
- les opéras-ballets, dont il faut rappeler que leur thème fondateur est le plaisir. Ainsi, en 1735, l’air de Zima s’intitule “Régnez Plaisirs et Jeux” dans Les Indes galantes de Rameau (entrée des “Sauvages”). Sans compter le plaisir des situation “dramatiques” (retrouvailles...).
- les comédies ballets : L’Amour médecin, comédie ballet de Lully (1665), a une ritournelle qui porte l’indication « pour donner du plaisir » . De même, dans Le Mariage forcé de1664, la deuxième entrée s’intitule “Entrée des quatre plaisants ou goguenards”.
- certains titres et les épîtres dédicatoires : en 1673, L’Académie royale de musique s’adresse en ces termes au roi dans l’épître dédicatoire de Cadmus et Hermione de Quinault et Lully (1673) : “Les Plaisirs de la Paix au cœur de vos États” ; ou encore : “Et songez que le ciel vous donne à nos désirs / Pour estre des humains l’Amour et les Plaisirs.” Un an plus tard, “l’épigraphe introductif” au roi d’Alceste de Lully se termine par ce vers : “Endurez le repos et souffrez les plaisirs.”. On trouve par ailleurs des Plaisirs champêtres de Jean-Ferry Rebel, compositeur de la chambre du roi.
Ainsi, les Plaisirs (davantage que le plaisir) consistent à la fois en personnages allégoriques, qui apparaissent principalement dans le prologue (ils sont même responsables de la “narration” dans Dardanus de Rameau), et en une sorte “d’état esthétique” qui caractérise l’atmosphère de la Cour de France à l’âge classique. Comme l’affirme Philippe Beaussant au sujet des Amants magnifiques de Lully (1670), il s’agit d’une « sorte de métaphore : les ballets, divertissements, jeux, pastorales, pantomimes qui vont se succéder représentent la fête royale idéale. La cour se regarde en train de jouir d’elle. » D’ailleurs, le “premier Versailles” (1664-68) fut conçu comme « une île enchantée pour les plaisirs » (Les Plaisirs de l’île enchantée datent de 1664) : « c’est une fête à thème, où durant huit jours la cour va vivre au rythme de l’épopée de l’Arioste ; et c’est l’alliance de Molière et de Lully ». Il est frappant de constater le nombre considérable d’œuvres de la fin du XVII° et de la première moitié du XVIII° qui ont trait au plaisir, de Louis XIV (le plaisir d’apparat, la mise en abyme du plaisir du spectateur) à Louis XV.
En littérature, cette “quête du plaisir” ne manque pas de s’affirmer : Descartes théorise le plaisir dans Les Passions de l’âme : « On prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de passion, même à la tristesse ou à la haine » , et son rapport à la musique : la « fin [de la musique] est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées » . Racine inscrit en préface à Bérénice (1670) le précepte suivant : « la principale règle est de plaire et de toucher ». Marivaux crée un théâtre fondé sur l’hédonisme, tandis que Voltaire — coupant court à toute polémique — s’écrie pendant la Querelle des Bouffons : « Je suis pour mon plaisir messieurs ».
Le plaisir paraît donc être une caractéristique française, exacerbée au XVIIIème siècle. Debussy — par ses écrits littéraires — semble tout autant frappé par cette caractéristique que par les moyens de son expression, et que Robert Bernard citera en 1938 comme qualités primordiales de la musique française : « le tact, la mesure, la conscience, le goût du vrai, du simple, du naturel ».
L’instantané du plaisir
Vladimir Jankélévitch, Michel Imberty, Pierre Boulez, Harry Halbreich, André Boucourechliev, autant d’exégètes, autant d’analyses de Debussy. Et pourtant, leur voix s’accordent sur un point bien précis : l’instantanéité promue par la musique de Debussy. Jankélévitch parle de « primat de l’immédiat ». Imberty affirme que « toute l’écriture musicale [de Debussy] se concentre dans la notation de l’instant, de sa qualité sonore, de sa aspect chatoyant et de sa ténuité. Le temps debussyste [consiste en] juxtaposition d’instants, morcellement de la durée en moments distincts et contrastés, isolés et sans devenir » . Boulez corrobore ce point de vue : « le mouvant, l’instant font irruption dans la musique ». Halbreich évoque poétiquement des « fragments d’éternité sans commencement ni fin ». Tandis que Boucourechliev confirme : « C’est dans La Mer que Debussy porte à son accomplissement cette poétique de l’instant en fuite qui est la marque particulière de sa musique ».
En revanche, les raison données à cette instantanéité divergent fondamentalement suivant les auteurs : plaisir de la sonorité combiné à une aversion pour les théories livresques (Jankélévitch), déni de mort (Imberty), conception irréversible du temps musical (Boulez), processus de fuite (Boucourechliev). Le consensus s’établit donc au sujet de la sensation auditive, de ce paradoxe du continu né du discontinu (cette merveilleuse fluidité des « décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves du faune dans la chaleur de cet après-midi » ). L’auditeur se trouve donc confronté à un “Je-ne-sais-quoi”, à un “Presque-rien” dont la substance semble épuiser — au-delà de la fugacité, de la ténuité et de la perpétuelle menace d’inachèvement — l’instantané lui-même, par la forme achevée, accomplie (une entéléchie, dans le sens aristotélicien) accordée à l’impalpable dont il procède. L’instantané touche alors à l’éternel tandis que, de manière exactement inverse, l’intemporel royaume d’Allemonde reste soumis à l’impondérable diktat de la mort.
Car le fin mot de cette instantanéité est la transcendance accordée à une harmonie dont la tension, transmuée en couleur (puisque aucune résolution attendue n’adviendra), devient une fin-en-soi : « Là au contraire où les accords consonants se succèdent comme une série d’immobilités, de Maintenant instantanés ou de positions statiques, les accords dissonants à leur tour perdent leur finalité vectorielle pour devenir des fins-en-soi » . Plus subtilement encore, le “sens” (la signification) harmonique entrecroise le vertical (la couleur instantanée) et l’horizontal : les plaisirs nés de juxtapositions inouïes pour l’oreille se combinent au “coup d’oreille” instantané. À l’instar des tableaux pointillistes de Paul Signac, dont la fascination provient de ce que l’on distingue une continuité des formes et une modulation de la couleur tout en sachant qu’il ne s’agit que d’infimes touches colorées, la séduction continue qu’opère la ligne debussyste se trouve proprement irisée par l’immédiateté de la couleur qui la sous-tend. L’immédiateté serait donc le plaisir de la conjonction significative de la ligne et de la couleur. Enfin, l’instantané implique la régénérescence perpétuelle : « Jeux marque l’avènement d’une forme musicale qui, se renouvelant instantanément, implique un mode d’audition non moins instantanée » . J’y reviendrai.
Modernité
Pour Debussy, le plaisir harmonique a sans doute fait figure dans un premier temps de transgression, comme en témoigne l’anecdote selon laquelle, encore étudiant au Conservatoire, il s’empresse de « remplacer » Léo Delibes absent, et joue avec le « Plaisir des interdits, qui laissait ses jeunes auditeurs pantois et provoquait le plus souvent l’irruption du surveillant Ternusse traitant Debussy de « fanatique » et mettant rapidement fin à sa « leçon » très particulière » . Mais la transgression, par la maturation progressive du jeune compositeur, se trouve peu à peu intégrée comme composante d’un langage. Le plaisir s’érige alors chez Debussy comme nouvelle loi, celle de la souveraineté du désir personnel — à l’encontre des usages et des normes établies. La dynamique du plaisir peut revêtir les formes du jeu (Jeux, les Jeux de vagues de La Mer, et aussi les Chevaux de bois des Ariettes oubliées), mais elle est avant tout celle de la liberté, comme le revendique à hauts cris et en plusieurs lieux le compositeur : « Wagner se prononce pour la loi de l’harmonie ; je suis pour la liberté. La liberté, par nature, est libre » . Et d’ajouter, sous le couvert de Monsieur Croche : il « faut chercher la discipline dans la liberté et non dans les formules d’une philosophie devenue caduque et bonne pour les faibles. N’écoutez les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l’histoire du monde » . Le compositeur se dégage donc de la “tradition” : il s’agit là d’une indispensable première étape pour qui veut créer. Cela implique bien entendu que la tradition ait été intimement connue (n’oublions pas les quelque dix années de Conservatoire du jeune Claude-Achille).
Il est possible que Debussy ait pu se « dégager » et puiser une certaine forme de liberté — par méconnaissance des cultures asiatiques selon Pierre Boulez — grâce à l’Exposition universelle de 1889 : « Le choc de cette tradition, codifiée différemment, mais aussi puissamment que la tradition d’Occident, va sans doute précipiter la rupture de la nouvelle musique avec les éléments traditionnels européens : on peut se demander si pareille impression de liberté ne fut pas provoquée par l’ignorance des strictes conventions de la musique asiatique » . Ce « choc » aurait agi comme un déclencheur ou comme un ferment, engageant le compositeur dans l’élaboration de sa voie propre.
Selon André Boucourechliev, le lieu de la modernité de Debussy est “le temps musical — c’est-à-dire la forme — en sa singularité : un temps musical qui ignore les fantasmes hérités du classicisme, symétrie, périodicité, unité, continuité, schèmes et catégories » . Selon Boulez, « la flûte du Faune instaure une respiration nouvelle de l’art musical ; l’art du développement n’y est point tellement bouleversé que le concept lui-même de forme, libéré des contraintes impersonnelles du schéma, donnant essor à une expressivité souple et mobile, exigeant une technique d’adéquation parfaite et instantanée » . Ainsi, la modernité de Debussy provient de son appropriation de tous les paramètres musicaux.