Debussy et le plaisir, espaces du plaisir

(suite de l'article "Debussy et le plaisir, temps du plaisir")
Vie privée
Lorsqu’on parle du plaisir, la vie privée (amours, amitiés, rapport à la création) d’un compositeur peut difficilement être occultée. André Boucourechliev affirme au sujet de la période “bohème” des amours de Debussy : « Moins que d’instabilité, il s’agit plutôt chez Debussy de l’expression d’une sensualité dont son oeuvre entière porte témoignage » . Harry Halbreich réalise lui aussi ce parallèle entre vie privée et oeuvre : La Mer est « contemporaine aussi du plus grand bouleversement dans la vie intime de Debussy : sa rupture d’avec sa première femme et son ardente passion pour Emma Bardac. De cette passion, La Mer porte certainement les traces » . Debussy le concède en ces termes : « j’ai conservé une passion sincère pour Elle (la mer) » .
Les lettres de Claude Debussy à sa femme (la deuxième : Emma Bardac) évoquent la « tendresse voluptueuse de [leur] vie » : des « baisers sur du papier, c’est bien creux. Je t’envoie donc tous ceux que je voudrais te donner. Tu peux préparer tes lèvres dès maintenant » . Ou encore : « Songe bien que je ne fais ce voyage que pour nous, que pour combattre une “mouise” obstinée, sans quoi je ne serais pas là, si loin de toi, si veuf de tes caresses » . Sans compter certains jeux de mots : « Khamma ... (soutra) ! » Ainsi, « vivre sans amour, sans l’amour sensuel de la femme, le rend artistiquement infirme, le prive de l’antenne indispensable : c’est pourquoi il n’a pas pu se résoudre à mettre fin à une liaison avant d’avoir commencé la suivante, par peur du vide et du noir » . Debussy a en effet une réputation de séducteur. La légende veut que deux femmes aient tenté de se suicider pour lui (Gabrielle Dupond, sa compagne durant huit années, puis Lily Texier, sa première femme ; la rupture avec cette dernière engendrera d’ailleurs force remous dans la vie de Debussy puisque celui-ci sera désavoué par de nombreuses personnes, dont des amis proches, comme André Messager). Quant à l’amitié, Debussy a souvent des aveux de tristesse, à André Messager par exemple (fin juillet 1902, « votre vieux Claude pas très gai » ), ou en réponse à un questionnaire imprimé soumis par une jeune fille le 15 février 1889 : il se dit « triste et chercheur, excepté le 15/2/89 » .
Le rapport de Debussy à la création s’inscrit souvent sous le signe du plaisir, et Debussy est explicite à cet égard : « l’Art c’est toute la vie. C’est une émotion voluptueuse (ou religieuse... ça dépend des minutes). Seulement les gens intelligents ne savent être voluptueux que dans des cas spéciaux ! » ; « on ne saura jamais combien la musique est femme » ; « Orchestrer par 30 degrés de chaleur est un plaisir un peu excessif ! » ; ou encore : « il n’y a pas pourtant plus grand plaisir que de descendre en soi, mettre en mouvement tout son être, chercher des trésors nouveaux et enfouis » . La poïésis hédoniste qui caractérise sa musique semble de ce fait être à l’œuvre jusque dans le processus de création.
Enfin, il a un plaisir certain de l’objet de collection (le crapaud surnommé « Arkel », la reproduction de L’Arc de la vague au large de Kanagonoa d’Hokusai, ou les Poissons d’or, panneau en laque noire rehaussée de nacre et d’or) puisqu’il « préférera sacrifier les pauvres nécessités du quotidien au plaisir esthétique et sensuel que lui procure la contemplation d’objets rares et précieux » . Ces objets auront par ailleurs un lien étroit avec sa création (La Vague d’Hokusai ornera la première édition de La Mer aux éditions Durand en 1905, tandis que Poissons d’or deviendra le titre de la troisième des Images pour piano en 1907).
Composantes littéraires
Les différents aspects littéraires de la musique de Debussy sont une précieuse source d’informations concernant le plaisir. De nombreux arguments ont un caractère hédoniste prononcé. Voici par exemple ce que Debussy lui-même écrit au sujet des deux derniers Nocturnes pour orchestre :
Fêtes : c’est le mouvement, le rythme dansant de l’atmosphère avec des éclats de lumière brusque, c’est aussi l’épisode d’un cortège (vision éblouissante et chimérique) passant à travers la fête, se confondant en elle, mais le fond reste, s’obstine et c’est toujours la fête et son mélange de musique, de poussière lumineuse participant à un rythme total. Sirènes : c’est la mer et son rythme innombrable, puis, parmi les vagues argentées de la lune, s’entend, rit et passe le chant mystérieux des sirènes .
(Debussy aurait eu l’idée de Fêtes au Bois de Boulogne.) C’est aussi le cas de Jeux, selon Boucourechliev : « Quant à Debussy, il y verra bien autre chose — un jeu érotique à trois, tout d’allusions : “Cela dit d’une façon convenable les “horreurs” qui se passent entre ces trois personnages”, écrit-il à Stravinsky » . C’est également le cas du Prélude à l’après-midi d’un faune dont la musique serait, d’après la courte notice qui précédait l’édition originale, « une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé » .
De même, certains poèmes mis en musique évoquent explicitement le plaisir : que ce soit Charles Baudelaire (les Cinq poèmes de Charles Baudelaire de 1887-89, comportant ces vers : « Mère des souvenirs, / maîtresse des maîtresses, / Ô toi, tous mes plaisirs ! / ô toi, tous mes devoirs ! » ; « Ainsi ton âme qu’incendie / L’éclair brûlant des voluptés / S’élance, rapide et hardie, / Vers les vastes cieux enchantés » ), Paul Verlaine (en 1891, les Fêtes galantes : rencontre nocturne et amoureuse de Fantoches), Pierre Louÿs (en 1897, les Chansons de Bilitis d’après des poèmes érotiques), ou encore Tristan l'Hermite (Le Promenoir des deux amants, mélodies pour voix et piano de 1904-10), et François Villon (les Ballades de François de Villon, mélodies pour voix et piano de 1910).
Par ailleurs, certaines thématiques semblent être les lieux privilégiés du plaisir :
1 - la nuit : depuis Ballade à la lune, première mélodie de Claude Debussy (1879) d’après les Contes d’Espagne et d’Italie d’Alfred de Musset (partition perdue) jusqu’au troisième des Épigraphes antiques pour piano à 2 et à 4 mains intitulé “Pour que la nuit soit propice” en 1914, la nuit est une thématique chère à Debussy et participe à un climat de sensualité : en témoignent Clair de lune (troisième mélodie des Fêtes galantes de 1891), Les Parfums de la nuit, deuxième volet de Ibéria (Images pour orchestre, 1905-08) ou encore La Terrasse des audiences du clair de lune (deuxième cahier des Préludes pour piano de 1910-12).
2 - la danse : le Prélude à l’après-midi d’un faune ne nécessita pas moins de 120 répétitions. Debussy quitta la générale sur ces mots : « vous êtes affreux ». Le même type de dissension apparaîtra pour Jeux : « Une “dissonance” atroce, sans résolution possible! » , dira Debussy dans une interview romaine en février 1914. Car l’idéal debussyste s’incarnait dans une parfaite fluidité. La danse est une constante au sein de la création du compositeur, dès les premières années, comme en témoignent la Mazurka de 1890 pour piano, et la Valse romantique de la même année. Le premier Prélude du premier cahier s’intitule Les Danseuses de Delphes, le quatrième Prélude du deuxième cahier : “Les fées sont d’exquises danseuses”, le onzième Prélude du premier cahier : La Danse de Puck, la dixième Chanson de Bilitis : “la danseuse aux crotales”. De même dans les Épigraphes antiques : “pour la danseuse aux crotales” (en 1914), sans oublier les Danses sacrée et profane pour harpe et orchestre à cordes et le premier titre prévu pour le troisième mouvement de La Mer : “le vent fait danser la mer”. La danse est donc une thématique abondante au sein de la musique de Debussy, et hantée par des présences évanescentes propices au plaisir.
3 - la chevelure : Mélisande est bien sûr la première figure qui vient à l’esprit lorsque l’on parle de chevelure chez Debussy, puisque celle-ci est évoquée de nombreuses fois (particulièrement à la scène de la fontaine aux aveugles avec Pelléas) et qu’une scène complète (acte III scène 1) y est consacrée :

Mélisande : “Mes longs cheveux descendent
Jusqu’au seuil de la tour !
Mes cheveux vous attendent tout le long de la tour !”

Les cheveux métaphoriseront de la sorte le lien entre Pelléas et Mélisande :

Pelléas : “Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi! ... Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour! ... Je les tiens dans les mains, je les tiens dans ma bouche ... Je les tiens dans les bras, je les mets autour de mon cou... Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit ...”

Mais cette thématique se déploie également à travers de nombreuses partitions, comme dans La Chevelure, deuxième des trois Chansons de Bilitis, dont André Boucourechliev affirme : « si le potentiel érotique véritablement provocant de la musique de Debussy, dans des formes aussi concentrées que celle-là, reste inanalysable (où sont les psychophysiologues de la perception qui sauraient en démonter les mécanismes et évaluer les dosages?), cette deuxième chanson choisit de mettre en jeu, avec quelle délectation, un objet érotique cher à Debussy, la chevelure » . De nombreux exégètes insistent sur le caractère érotique propre à la chevelure dans la musique du compositeur : la « retombée de la chevelure, dans Pelléas, accomplit à sa manière ce mouvement vers le bas qui est une grande obsession voluptueuse du mélisme debussyste » . Cette thématique est aussi présente dans La Damoiselle élue (entre chiffre 6 et chiffre 7) : « Ses cheveux [de la demoiselle élue] tombaient le long de ses épaules, étaient jaunes comme le blé mûr ». Ou encore dans le huitième Prélude du premier cahier, “La Fille aux cheveux de lin”, portant le même titre qu’une mélodie de 1882 d’après les Poèmes antiques de Leconte de Lisle. Ou en 1883 : “Elle avait de beaux cheveux blonds” : mélodie pour voix et piano d’après Charles Cros.
4 - le printemps (comme métaphore de l’éveil de la pulsion) : c’est le titre d’une romance de 1884, d’un chœur à quatre voix et orchestre de 1884, d’une cantate pour chœur de voix de femmes et orchestre d’après le Comte de Ségur, de la Suite symphonique de 1887.
5 - le mythe ou la fantasmagorie, auxquels participent les Sirènes et leur « chant mystérieux » déjà évoqué , mais aussi La Belle au bois dormant, mélodie de 1890, la huitième Chanson de Bilitis (“Les Courtisanes égyptiennes”), le personnage de Chimène dans Rodrigue et Chimène, La Damoiselle élue (1887-88).
Les indications d’expression et de tempo présentent parfois un contraste entre le triste et le gai, comme dans les Ariettes oubliées : le “lent et triste” de L’Ombre des arbres (n° 3) auquel succède l’“Allegro non tanto (joyeux et sonore)” des Chevaux de bois (n° 4). Cette concomitance paraît aussi dans le projet de Gigues tristes (titre donné à la première des trois Images pour orchestre) , et dans les Cinq poèmes de Charles Baudelaire (à Etienne Dupin). Il s’agirait donc d’une caractéristique de l’esthétique debussyste, au sein de laquelle plaisir et “pure mélancolie” (Le Jet d’eau) sont étroitement liés, au se in de laquelle “valse mélancolique et langoureux vertige” restent indissociables. Au plaisir se joignent le regret, le remords, l’angoisse. D’autre part, certaines indications sont assez nettement sensuelles : les premières mesures de Voiles, deuxième pièce du premier cahier de Préludes pour piano de 1909-10, portent la mention “dans un rythme sans rigueur et caressant” ; Minstrels, dernière pièce du même cahier : “modéré, nerveux avec humour” ; le quatrième Prélude du premier cahier (“Les Sons et les parfums tournent dans l’air du soir”) : “harmonieux et souple”, puis “tranquille et flottant” mesure 42 ; le troisième Prélude du deuxième cahier (“La Puerta del Vino”) : “avec de brusques oppositions d’extrême violence et de passionnée douceur”, puis “passionnément” mesure 44-45 ; le Prélude à l’après-midi d’un faune : “doux et expressif” (expression très récurrente) : Jeux de vagues : “(dans un rythme très souple)” : la cinquième des Études pour piano (1915) (“Pour les octaves”) : “Joyeux et emporté, librement rythmé” (Mi M) ; le deuxième livre d’Études : “Dolce et lusingando”. Or lusingare signifie “flatter” : peut-être peut-on y voir un double sens (les sons flattent l’oreille, mais les doigts flattent aussi les touches : aspect sensuel en tout cas). Bref, les indications ne manquent pas, et, comme il a pu être constaté, de nombreuses vont dans le sens du plaisir. Certains titres participent à ce mouvement, comme le cinquième mansion du Martyre de Saint-Sébastien “Le Paradis”, ou la Danse extatique précédent le final du premier acte.
Enfin, peu de figures ont directement trait au plaisir : « En somme, Pelléas n’a rien des façons amoureuses d’un hussard, et ses tardives résolutions viriles sont [...] brusquement fauchées par l’épée de Golaud » . Certes, il est question dans La Damoiselle élue (entre chiffre 7 et chiffre 8) d’

« amants nouvellement réunis [qui]
Répétaient pour toujours, entre eux,
Leurs nouveaux noms d’extase. »
De même, Le Martyre de Saint-Sébastien tente la conjugaison du culte chrétien et de celui d’Adonis, mais le plaisir reste néanmoins teinté de religiosité. Quant à Mélisande, quelques auteurs ont voulu y voir une figure hautement sensuelle , bien moins naïve que ce qu’on est tenté de croire (comme elle le dira à Pelléas, elle a tout à fait perçu que Golaud, lors de leur première rencontre, a désiré l’embrasser). D’ailleurs, Maeterlinck n’en fera-t-il pas dans une pièce ultérieure à Pelléas et Mélisande une des épouses de Barbe-Bleue, ce qui jetterait un trait de lumière sur son passé obscur ?
Pôles d’influence
Ces “espaces” du plaisir seraient incomplets si le nom d’artistes ayant influencé Debussy n’y était mentionné. En premier lieu, des peintres : Antoine Watteau (1684 -1721) — peintre de scènes galantes sur un fond souvent mélancolique — dont Debussy affirme : « Maintenant, le soleil de gloire illumine le nom de Watteau, et aucune orgueilleuse époque de la peinture ne peut faire oublier le plus grand, le plus troublant génie du XVIII° siècle » . Celui-ci est le peintre hédoniste par excellence, avec son Embarquement pour l’île de Cythère, ses Plaisirs d’amour ou ses Plaisirs du bal. Mais aussi Turner (1775 - 1851), qui est, selon Debussy, “le plus beau créateur de mystère qui soit en art !...”. Ou encore Whistler (1834 - 1903) - maître des “harmonies”, des fondus, des nocturnes (Nocturne en noir et or) - qui force lui aussi l’admiration du compositeur.
Côté littérature, Debussy a particulièrement été sensible à « la brûlante sensualité du faune mallarméen et [aux] marivaudages poudrés des galants fantômes qui errent sous la lune dans les parcs de Verlaine » . Mallarmé d’ailleurs se serait inspiré d’un tableau de Boucher, et aurait travaillé avec Manet, responsable de l’illustration de l’édition originale, chez Alphonse Derenne en 1876. Sans oublier Charles Baudelaire dont André Boucourechliev affirme : « Son texte évoque des étreintes infinies et célèbre, pour nous, la rencontre de ces deux érotomanes que furent le poète et le musicien » .
Si l’on devait distinguer un “invariant” parmi ces quelques artistes, ce serait sans doute leur virtuosité à faire côtoyer dans l’intimité nostalgie et joie, spleen et plaisir : Watteau et ses marivaudages mélancoliques, Whistler et ses brumes hésitantes, Baudelaire et la délectation morose du spleen.