Debussy et le plaisir, art de l'hédonisme
octobre 15, 2018
(suite et fin de l'article sur "Debussy et le plaisir, espaces du plaisir")
Le plaisir debussyste se tient donc dans une poïésis qui confronte des processus antagonistes : Eros et Thanatos, désir et évanescence, ou produit des jeux dialogués entre point et étale, mouvant et immobile, pulsation et pulvérisation. L’examen de cette poïésis passera par l’analyse d’extraits de Pelléas et Mélisande (1902), l’unique opéra achevé de Debussy, ainsi que des principales œuvres symphoniques : le Prélude à l’après-midi d’un faune (1892-94), les Nocturnes (1901), La Mer (1905), les Images (1906-11), Jeux (1913).
Éros mâtiné de Thanatos
Le plaisir chez Debussy ? Certes. Mais lorsque Eros est mâtiné de Thanatos, l’angoisse devient “voluptueuse” , et la volupté, angoissante. En effet, le « midi central de Pelléas est de toutes parts environné de ténèbres et de nuit » . Le plaisir, bien rare pour les protagonistes de cet opéra, surgit grâce à deux phénomènes distincts : le contraste entre Eros et Thanatos (que signe le soulagement de Pelléas à la sortie des souterrains), et la coïncidence entre Eros et Thanatos, coïncidence dont la tension rejoint l’intensité du plaisir (surgissement du duo de Pelléas et Mélisande à l’acte 4).Thanatos est donc à l’œuvre dans la musique de Debussy bien autant (sinon plus) qu’Eros, en s’opposant à lui ou en le subvertissant. Il crée ce que Vladimir Jankélévitch appelle « les symptômes de la stagnance » . Michel Imberty affirme lui que l’œuvre « de Debussy inaugure les représentations fantasmatiques du temps contemporain en musique, temps qui est celui de Thanatos : le devenir y est bloqué en mille instants qui ne durent pas, alternances de surgissements chaotiques et d’immobilités glacées » .
Pelléas et Mélisande, opéra de larmes et de tristesse, se trouve sous l’emprise de Thanatos : l’entrée de Pelléas — précédée de ces mots de Geneviève “Il a pleuré” (3 mesures avant le chiffre 32, acte I scène 2) — fait écho à la “petite fille qui pleure au bord de l’eau” (présentation de Mélisande par Golaud, 4 mesures avant le chiffre 7, acte I scène 1). Yniold affirmera à l’acte III scène 4 que Pelléas et Mélisande “pleurent toujours dans l’obscurité”. D’autre part, les déclarations de tristesse se succèdent : peu avant la première scène de jalousie de Golaud au sujet de l’anneau, Mélisande se plaint : “Je ne suis pas heureuse ici.” (6 mesures avant le chiffre 20, acte II, scène 2). Golaud répond : “Mais on peut égayer tout cela si l’on veut. Et puis, la joie, la joie, on n’en a pas tous les jours (3 mesures avant le chiffre 26, acte II, scène 2). De même, Mélisande affirme contradictoirement : “Si, si, je suis heureuse, mais je suis triste...” (12 mesures après 49). Ou encore : “Je ne suis pas heureuse!...” (acte IV, scène 2), après avoir été rudoyée par Golaud. Lequel s’exclame à son tour : “je suis un malheureux...” (chiffre 11, acte V). Cette déploration s’insinue jusqu’aux instrumentistes : il est par exemple indiqué “triste et expressif” pour le pupitre d’altos au début de l’acte III scène 4.
Mais Pelléas et Mélisande évoque et montre la mort elle-même. La pièce de Maeterlinck — par sa sensualité soumise à Thanatos — d’une part rejoint la thématique de nombreux autres opéras (Salammbô, Carmen...), et d’autre part participe pleinement au symbolisme. Mais ce qui est propre à Pelléas et Mélisande, c’est que la mort y infiltre chaque instant, chaque scène, et pèse sur tous les actes (comme le montre le tableau ci-dessous), à différents degrés de latence, virtuelle ou actuelle, très souvent imminente. D’une manière générale, la mort rôde chez Debussy sous la forme de l’inachevé : “finir une oeuvre, n’est-ce pas un peu comme la mort de quelqu’un qu’on aime ?...” questionne Debussy, ou sous la forme de la “stagnation (Vladimir Jankélévitch), comme si principe de vie et principe de mort se trouvaient simultanément à l’œuvre, et que la musique se trouvait engagée entre une irrésistible avancée et une nécessaire répétition.
Thanatos implique ainsi la procrastination. Chacun est perclus de répétitions, de dénégations et ne peut engager sa parole ou son désir, fors Golaud, brutal et souvent obtus. Ainsi en est-il de Pelléas, mais aussi du compositeur lui-même : que l’on songe à La Chute de la maison Usher ou au Diable dans le beffroi. Il est marquant de constater que ce sont les sujets les plus empreints de Thanatos qui restent inachevés. La Chute de la maison Usher a d’ailleurs de nombreuses parentés avec Pelléas et Mélisande. Son prélude porte l’indication “Lent et douloureux” et présente un “étang aux eaux croupies” (on songe à “l’eau stagnante” de souterrains de Pelléas et Mélisande, d’où monte “l’odeur de mort”) et cette si funeste absence de lumière : Roderick s’exclame d’ailleurs : “Ah! j’ai soif de vivre, j’ai soif de lumière. Le soleil ne pénètre ici que pour y mourir” (mesure 248).
Par ailleurs, le plaisir semble aussi soumis à des représailles (“Vraiment le Dieu ironique et cruel qui dirige nos destinées nous fait payer durement nos joies les plus pures !”), au point que, tel Baudelaire, Debussy puisse souhaiter s’en éloigner - c’est le sujet de Recueillement :
« Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d’eux. [...]”
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d’eux. [...]”
Cela rejoint certes Rodrigue et Chimène où le plaisir est celui, vulgaire et prompt, de la masse :
« Vous êtes belles.
Il nous faut cet éclair chaud qui sort de vos prunelles noires . »
Il nous faut cet éclair chaud qui sort de vos prunelles noires . »
Soldats : « Boire aujourd’hui, tuer demain !
Double ivresse d’un cœur farouche ! »,
Double ivresse d’un cœur farouche ! »,
tandis que les héros sont confrontés à de hautes valeurs de morale (l’honneur) et de doutes, lesquels peuvent jusqu’à brimer la sensualité :
« Comme la vague suit la vague,
Mon doux rêve à ton rêve uni
Se berce dans l’extase vague
D’un amour pur, calme, infini . »
Mon doux rêve à ton rêve uni
Se berce dans l’extase vague
D’un amour pur, calme, infini . »
Ainsi, la réalisation, l’accomplissement de l’individu fait obstacle à l’assouvissement de désirs bruts (le sexe, la boisson, la guerre) inconciliables d’ailleurs avec leur condition. Le plaisir est brimé au profit de codes sociaux.
Dans Pelléas et Mélisande, ce sont les deux êtres les plus jeunes, après le petit Yniold, au royaume d’Allemonde, qui ne peuvent accéder que de manière hasardeuse et temporaire au plaisir, et qui sont frappés par la mort. Cet intemporel royaume reste perpétuellement soumis à l’impondérable diktat de la mort. L’opéra consacre le dernier acte à la mort de Mélisande, soit quelque vingt minutes de musique. Quant à la trame de l’opéra, elle semble consister en une menace perpétuelle de mort qui plane sur Pelléas et Mélisande, qui les empêche de laisser libre cours à leur désir, et qui ne s’actualisera qu’à la fin de l’opéra (toute fin de l’acte IV pour Pelléas et acte V pour Mélisande) : comme le dit Arkël (acte IV scène 2) : « Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur [...] tu es trop jeune et trop belle pour vivre déjà, jour et nuit, sous l’haleine de la mort ». Dans ce contexte d’angoisse et de détresse, l’auditeur assiste à de véritables échappées de plaisir. Ces surgissements sont au nombre de deux : la remontée des souterrains (acte III, scène 3) à l’issue de laquelle, arrivé sur une terrasse, Pelléas s’écrie “Ah! Je respire enfin!”, et, déjà évoqué, le baiser entre Pelléas et Mélisande acte IV scène 4.
CONTRASTE ENTRE EROS ET THANATOS
« “Ah ! Je respire enfin! ”, s’écrie Pelléas, et il se laisse aller à un grand accès de lyrisme, où il nous apparaît comme l’être le plus spontané, le plus pur, le plus candidement enthousiaste de l’histoire. C’est un hymne à la nature, à la vie, sur une scintillation joyeuse de l’orchestre et un échelonnement de quartes montantes et descendantes qui ne sont peut-être pas sans rapport avec son motif propre » . Cet intense instant de plaisir doit l’éblouissement qu’il procure au contraste opéré avec les souterrains du château (acte III, scène 2) : la succession rapide de l’oppression et de la palpitation (du chiffre 31 à la troisième mesure du chiffre 34) renforce le plaisir. La transition entre les deux scènes (chiffres 31 à 34) ménage avec une maîtrise absolue une opposition qu’une simple juxtaposition n’eût pas mise à ce point en valeur. Les tessitures de plus en plus aiguës de l’orchestre, l’orchestre de plus en plus fourni, les nuances (de pianissimo à forte), le tempo (“Animez progressivement”), tout concourt à retracer métaphoriquement l’ascension de Pelléas, la fluidification de l’atmosphère depuis les “ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée” jusqu’à “tout l’air de toute la mer”. COÏCIDENCES ENTRE EROS ET THANATOS
Le baiser de Pelléas correspond à un mouvement exactement symétrique, et inverse puisque “Toutes les étoiles tombent!” (le chiffre 56 porte l’indication “avec emportement”). Pelléas et Mélisande était jusqu’à cette scène — et si l’on exclut la scène de la terrasse au sortir des souterrains — l’opéra de l’imminence perpétuelle du plaisir. Or le plaisir surgit ici grâce à la coïncidence d’Eros et de Thanatos. Le spectre de la mort, plus ou moins lointain, modèle les rapports des protagonistes au plaisir : de l’éviction aux frêles tentatives, de l’atermoiement à la “fatalité” du plaisir : “Ce n’est plus nous qui le voulons ! ... Tout est perdu, tout est sauvé! tout est sauvé ce soir!”, s’écrie Pelléas alors que se ferment les portes du château. Pelléas et Mélisande ne peuvent ainsi accéder au plaisir que par la coïncidence temporelle de l’expression de leur désir (l’aveu a eu lieu) et de al mort devenue inéluctable (le paroxysme du plaisir est atteint après cette réplique, alors que les “amants” viennent d’apercevoir Golaud : « il nous tuera ! […] il vient ! »). C’est cette coïncidence qui les soumet à leur propre plaisir. Car en Allemonde, la volonté semble impuissante face à la mort et au poids du temps. L’orchestre atteint le fortissimo dès la septième mesure du chiffre 56 pour aboutir à un paroxysme avec l’entrée des trompettes (chiffre 57) et des trombones et tubas (troisième mesure du chiffre 57) sur les mots « toute [la bouche] ! donne ! ». Ce formidable acmé du plaisir est coupé net au chiffre 58 (“très animé”) par le geste meurtrier de Golaud. Le plaisir n’a pu ainsi surgir que dans cet infime espace entre le désir exacerbé et la mort inéluctable.
Un troisième “instant” participe, dans une moindre mesure cependant, au plaisir : lorsque Arkël, ayant appris que le père de Pelléas est sauvé, s’écrie : “un peu de joie et un peu de soleil vont enfin entrer dans la maison...”. Les rythmes iambiques caractéristiques de la scène de la terrasse réapparaissent. Il s’agit d’une percée de soleil, en écho à l’heure méridienne de la sortie des souterrains. Comme l’affirme Vladimir Jankélévitch, « c’est encore en Mi majeur que le vieil Arkël, au quatrième acte, dit à Mélisande: “un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans la maison”. Dans cette phrase si fraternellement apparentée à Boris Godounov le vieillard semble gagné par l’ivresse de lumière qui envahissait Pelléas au troisième acte après l’étouffante ténèbre des souterrains ». Il semblerait cependant que, malgré ces trois instants “lumineux”, l’auditeur de Pelléas et Mélisande soit contraint par les ténèbres : « Ainsi, lorsque l’alternative ombre-lumière qui règne dans tout l’ouvrage semble déboucher sur la clarté, c’est pour y découvrir de nouvelles images de malheur et de mort ».
INTRICATION D’EROS ET DE THANATOS
S’il arrive que le plaisir devienne cinglant, qu’à « partir d’un certain degré d’incandescence l’exquis [devienne] mortel ; et [que] la volupté, dans la musique de Debussy, comme dans celle de Ravel, [soit] parfois si aiguë qu’elle fait mal » , c’est que ce plaisir se détache sur un fond de miasmes, de marais, de larmes et de putrescence, de procrastination et d’atermoiements, de torpeur et de tristesse. Son acuité devient donc insoutenable par le contraste qu’elle propose, mais aussi par la dépendance qu’elle avoue à l’égard de Thanatos : le plaisir semble ne pouvoir jaillir que de l’imminence, de la proximité ou de l’inéluctabilité de la mort. Comme si la conscience — dans ces moments et seulement dans ceux-là — se trouvait dégagée de tout ce qui entravait le plaisir. Enfin, et pour cela, ce dernier paraît chez Debussy si intriqué avec la mort qu’on se demande s’il n’en procède pas directement sous la forme d’un “plaisir morbide” qui évoque les décadents littéraires fin de siècle (le Huysmans de À rebours en 1884 ou le Villiers de l’Isle-Adam des Contes cruels en 1883).
Désir et évanescence
Le plaisir se tient aussi dans une dialectique entre désir et évanescence : de la possession à la disparition. Le désir se marque par une attraction en quête de résolution, tandis que l’évanescence est ce qui s’efface ou apparaît fugitivement. Ces deux principes antagonistes forment une des “poïétiques” debussystes du plaisir. Cela transparaît dans certains “paramètres” de l’écriture musicale : orchestration, harmonie, forme. En effet, en ce qui concerne le timbre, la nomenclature et la mise en valeur de certains pupitres est soumis à une pensée voluptueuse, qui s’inspire certes du poète :
par l’immobile et lasse pâmoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords .
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords .
(Debussy dira plus prosaïquement au chef d’orchestre Chevillard : « C’est un berger qui joue de la flûte, le c... dans l’herbe » ). Mais cette pensée voluptueuse s’inspire également de la Grèce antique : « Le jeu des flûtes et des harpes — ces instruments repris du cortège dionysiaque — recrée l’atmosphère sensuelle du texte mallarméen dont le rythme est rendu par l’extrême fragmentation de l’écriture debussyste » . Les éloges concernant l’orchestration ne tarissent pas. Boucourechliev : « Car le timbre avec Debussy […] accède définitivement au rang de dimension du langage... » . Vuillermoz : « Des élans, des poussées de sève, des soupirs apaisés, des étirements voluptueux entraînent et ponctuent le développement de cette rêverie qui rentrera dans le silence avec une délicatesse infinie et dont toute l’orchestration est un miracle de charme et d’enivrement » .
En ce qui concerne “l’harmonie”, différer ou troubler la résolution équivaut à prolonger l’efficience du désir. En effet, le principe de la dissonance rejoint celui du désir dans la tension mise en jeu. L’harmonie debussyste, par ses septièmes et ses neuvièmes non résolues, use de l’évanescence pour retracer les exacerbations du désir : « la dissonance elle-même est chez Debussy, comme chez Ravel, la précieuse épice d’un plaisir inédit, d’une volupté subtilissime » . Voici d’ailleurs ce qu’affirme Debussy au sujet du Prélude à l’après-midi d’un faune dans une lettre au critique Willy : « c’est sans respect pour le ton ! et plutôt dans un mode qui essaie de contenir toutes les nuances, ce qui est très logiquement démontrable » .
Il existe donc un véritable souci de la nuance, tant dans l’instantanéité de la couleur orchestrale, que dans la variation harmonique et de l’orchestration. Ainsi, selon Jankélévitch, le « sensualisme harmonique, chez Debussy, s’inscrit en faux contre le subjectivisme psychologique ; ce sensualisme suppose une prodigieuse finesse de perception, une gourmandise insatiable de sonorités, une sensibilité exceptionnelle aux timbres des instruments, un art infaillible de les renouveler et d’utiliser les résonances du son et d’obtenir par leur moyen les effets les plus envoûtants » . Et de renchérir : « la dissonance tendue vers la consonance à travers les cadences et les appoggiatures, la consonance de nouveau troublée par la dissonance allégorisent l’inquiétude humaine et le désir humain qui oscillent à l’infini entre vœu et langueur. Aussi la philosophie de la musique se réduit-elle pour une part à une psychologie métaphorique du désir » . Le trouble que Debussy introduit dans le système de tension et de détente harmonique rejaillit sur l’expression du désir, lequel se trouve à la fois exacerbé dans son ambiguïté (un désir diffus, rhapsodique, aux résurgences irrationnelles) et alangui dans les détours qui lui sont prêtés.
La liberté formelle retrace elle aussi cette “Odyssée” du plaisir et de l’évanescence : les variations diaprées d’un désir qui ne trouve son assouvissement (les dix harmonisations différentes du thème du Prélude à l’après-midi d’un Faune), la forme “ouverte” qui signe l’aspect “rhapsodique” du badinage amoureux et l’interruption qui lui est arbitrairement assignée (Jeux).
Ibéria
La transition des Parfums de la nuit au Matin d’un jour de fête dans Ibéria (deuxième des trois Images pour orchestre), dont Debussy disait qu’elle “n’a pas l’air d’être écrite”, exprime certes le lever du jour précédé de ces instants d’incertitude propres à l’aube (et Debussy enchâsse au début du mouvement vif deux mesures du tempo lent des Parfums de la nuit, comme si la luminosité croissante avait incidemment subi un léger et temporaire obscurcissement), le changement qualitatif de l’air (sa température, sa fluidité, ses parfums), le début de l’activité humaine. Mais elle exprime davantage encore l’évanescence de toute chose dans le processus fluide du changement perpétuel. Il est vrai que ces « Parfums de la nuit, jamais Debussy n’en a surpassé l’acuité sensuelle presque insoutenable, la lourde et enivrante émanation » . Et cette transition exprime certes l’hésitation entre la sensualité diffuse d’un parfum nocturne et la sensualité active d’un jour de fête. Mais au-delà des réseaux sensuels qu’implique une modification d’état — et grâce à eux —, c’est l’impondérable plaisir de l’évanescence qui prime et s’exprime. De même, « entre passé et avenir, ouverts, La Mer dit la mure mouvance » . C’est pourquoi le plaisir que crée La Mer se tient bien autant dans l’insaisissable labilité répétitive qui fonde le processus des vagues — dans l’extrême individualité de chaque goutte — que dans l’infime changement d’état qui en résulte — forme, irisations.
Prélude à l’après-midi d’un faune
Ainsi, dans L’Après-midi d’un faune de Stéphane Mallarmé (dont le Prélude retrace « l’impression générale » ), le hiatus entre le désir, qui tend vers une possession, et l’évanescence, qui tend vers la probabilité d’une disparition, se résout dans le rêve lequel, justement, concilie fuite et possession — l’irréalisable actuel (l’impossibilité présente) étant mué en acte virtuel (la réalisation onirique ). Certes, la flûte est l’instrument de l’évanescence : « instrument des fuites, ô maligne / Syrinx » dira le poète aux vers 52-53. Mais le thème de flûte qui ouvre le Prélude à l’après-midi d’un faune relève surtout du désir. Cet instrument est en effet l’emblème du faune qui s’écrie dès le premier vers du poème de Stéphane Mallarmé : « Ces nymphes, je les veux perpétuer ». D’autre part, ce thème crée indéniablement la tension, par son intervalle de triton, par sa longue préparation d’un accent, et par le grand ambitus mélodique qui précède l’accent lui-même . Ce thème est ainsi l’expression d’un désir qui cherche sa signification, c’est-à-dire une harmonisation qui exacerbe puis résout la tension harmonique potentielle de sa ligne. L’évanescence correspond alors à l’entretien de la tension qui, incapable de se résoudre à travers ses différents avatars, ne peut “qu’avorter” en rêve, dans son propre contour estompé. Le désir est contraint à sa propre évanescence à l’issue des métamorphoses impuissantes à obtenir une réelle résolution. Par ailleurs, le déroulement de la musique lui-même laisse entrevoir l’évanescence perpétuelle de résolutions possibles mais non effectives.
Un premier “repère” dans le système des tensions est donné à la troisième mesure du chiffre 1 où les deux notes sol # - mi de la flûte sont harmonisées par une treizième de dominante puis une tonique avec sixte ajoutée en mi majeur : il s’agit de la première polarisation harmonique de la partition (enchaînement dominante-tonique) et de la première occurrence d’une tonalité. Mais ce geste se révèlera tout à fait ponctuel puisqu’à la mesure suivante, le si du premier temps, harmonisé par un premier renversement de dominante en fa # majeur (tonalité qui est sans doute elle-même dominante de si mineur), aboutit sur un la # harmonisé par la même basse (un mi #) à présent chiffré +6. L’existence d’une cadence (par exemple celle en si majeur des mesures 29-30) engage la nécessité d’une nouvelle thématique (le thème par gamme par tons de la deuxième section, mesure 31, chiffre 3). En effet, résolution rime avec épuisement de la tension, donc épuisement du thème, donc épuisement de l’oeuvre elle-même, fondée sur la tension du thème et de ses variations. C’est pourquoi le Prélude à l’après-midi d’un faune nécessite cette étroite dialectique entre désir et évanescence qui seule peut se porter garante de ces dix minutes de plaisir auditif.
Un exemple suffira pour preuve du processus de régénération perpétuelle qui alimente la partition grâce à la symbiose entre désir (c’est-à-dire tension harmonique) et évanescence (c’est-à-dire éviction de la résolution). Très souvent, les harmonies procèdent davantage par glissements autour d’une note polaire (des glissements aux apparences irrationnelles, que ne semble motiver nul usage “éprouvé”) que par résolution d’une attraction, comme en témoigne la transition des mesures 20-21 dont voici la “réduction” harmonique :
EXEMPLE MUSICAL 1
La couleur de fa #, préparée par le premier accord qui se présente comme une neuvième de dominante sans fondamentale et qui eût procuré une “résolution” (terriblement plate il est vrai) au thème de flûte, est évitée avec infiniment d’habileté. Or les “attentes” de l’oreille provoquent une interférence entre la couleur effective et la couleur attendue : la surprise du mi bécarre avec sixte ajoutée (mesure 21), instaurant une nouvelle tension du désir, se trouve étroitement fondue avec l’évanescence d’une résolution probable — cette harmonie de fa # soudain dérobée. Cette surprise née de la simultanéité d’un désir sans cesse renouvelé (les différentes harmonisations du thème de flûte) et de résolutions fugaces (comme pour mieux aiguiser nos attentes auditives) ou sans cesse évitées (en fuite) est une des constantes de la partition. Le Prélude à l’après-midi d’un faune joue à la fois sur l’ambiguïté de chaque note — qui peut être soumise à nombre d’harmonisations —, et l’ambiguïté de chaque harmonie, dont la tension provoque un déplacement de tension et non une résolution. Et de la conjonction de ces deux ambiguïtés naît le profond plaisir de la surprise perpétuelle. Miracle d’une tension qui se génère, se régénère, pour inévitablement aboutir à sa propre évanescence, laquelle semble être le tribut de toutes les “évanescences harmoniques” qu’a nécessité son déploiement. C’est ainsi que les trois dernières mesures voient se déliter le thème principal par élimination de notes à la flûte et par l’harmonie de mi majeur (cinq mesures de pédale de tonique prolongent la cadence des mesures 105-106). Cette résolution elle-même est évanescente, du fait de la ténuité orchestrale (trois flûtes, une cymbale antique, pizzicati aux contrebasses divisées). La question reste ainsi posée : « Aimai-je un rêve ? »
Si l’on doit fixer au Faune un lieu paroxystique, ce sont bien ces quelques mesures (mesures 55 à la cadence parfaite en ré bémol majeur des mesures 73-74) portant l’indication “très soutenu”. La musique cesse soudain de “fuir”, et cela pour deux principales raisons. D’une part, une flagrante résolution “propulse” ce passage (résolution dominante-tonique en ré bémol majeur après une pédale de dominante de quatre mesures). De même, l’harmonie de fa # chiffrée 5 (mesure 59), équivalente à celle de sol bémol avec sixte ajoutée (mesure 67), sonne comme une résolution différée de la ‘accord de ré bémol qui ouvre ce passage paroxystique, et en retire une vertu “apaisante” qui concourt à la stabilité rayonnante de ces mesures. D’autre part, le système d’oscillation entre le ré bémol chiffré 5 et le sol bécarre (à distance de triton) devient, par sa répétition (mesures 55 à 58, 63 à 66), prévisible par l’oreille : une relative stabilité remplace les surprises résolutives (ou plutôt "antirésolutives") qui précédaient. L’auditeur, après tant de détours et de fugacité, parvient ici à une sorte de stabilité du plaisir, qui pourrait s’apparenter à une brève possession de l’évanescence sonore grâce à sa stabilisation autour de la note ré bémol (présente dans les deux harmonies qui alternent, dramatisée par le mi bémol appoggiature de la thématique). Désir et évanescence ont ainsi troqué pour quelques mesures leur labilité commune pour une ère extatique dont la relative stabilité relève davantage d’une grâce onirique que d’une quelconque inféodation aux lois de la résolution.
*
D’autre part, l’insaisissable est ce qui toujours échappe. Il rejoint dans ce sens le plaisir de la demi-teinte (peut-être hérité de cette tradition littéraire française de la litote, conditionnée par un art de la suggestion et de la retenue), du “fondu enchaîné perpétuel” , de la “demi-clarté” : ainsi est publiée en 1882 “En sourdine : Calmes dans le demi-jour”, mélodie pour voix et piano (dont la deuxième version - dans les Fêtes galantes - date de 1891), signant l’étroite fusion entre son et lumière réalisée dans des brumes, des demi-teintes lesquelles, suggérant, déploient avec efficacité leur sensuel onirisme. Cependant, la brume est souvent connotée tristement : “Chanson triste : On entend un chant sur l’eau dans la brume” de 1883 ou “Paysage sentimental : Le ciel d’hiver si doux, si triste, si dormant” de la même année. L’esthétique debussyste n’exclut nullement un plaisir ouaté, teinté de nostalgie, peut-être hérité du spleen baudelairien et du symbolisme littéraire.
Les dernières oeuvres de Debussy enfin, présenteront une attirance pour une forme d’austérité, ou plutôt une sorte de plaisir insaisissable et ténu : « Dans ce dernier groupe d’œuvres exclusivement consacré à la musique de chambre - genre qu’il n’avait plus pratiqué depuis la composition du Quatuor à cordes -, on constate l’effort du musicien vers un art plus tendu, plus austère, plus dépourvu de séductions immédiates, mais d’une richesse d’inspiration inégalée : elles continuent Jeux dans l’approfondissement d’une vérité esthétique sans précédent visible ».
Jeux
L’évanescence rejoint enfin la futilité — c’est-à-dire le prétexte (la balle) et le marivaudage (“orchestral” selon Messiaen, et amoureux) — : Jeux présente ainsi en 1913 la transmutation du plaisir évanescent (évanescent par nature, mais aussi parce qu’une balle jetée par une main inconnue peut le dissoudre) au plaisir de l’évanescence, c’est-à-dire à l’œuvre dont l’évanescence (les pianissimos, la fin suspensive) est irréversible et aucunement futile. Ainsi, le programme du concert donné le premier mars 1914 chez Colonne indiquait pour les dernières mesures : « quelques notes encore qui glissent furtivement, et c’est tout » . Ce “et c’est tout” conclut la perpétuelle évanescence en y participant. Jean Barraqué parle de musique « volontairement instable et fuyante, créant un enchevêtrement des motifs [23 selon le compositeur] et des structures qui disparaissent et reparaissent de façon sporadique et parfois sous-jacente » . Car est à l’œuvre une dialectique, irréversible et nullement futile, de la palpitation et de l’évanescence.
Ce “poème dansé” est un véritable scénario dialectique entre ces deux processus. Au début de la partition, les deux jeunes filles sont à la fois “craintives et curieuses” (chiffre 10). À la vue du jeune homme, elles “commencent par vouloir fuir...” (cinquième mesure du chiffre 25), mais le jeune homme les séduit par sa danse (chiffre 27, “doux et caressant”), au point que la première jeune fille court vers lui. Ils dansent ensemble (chiffre 23) et, au cœur de cette danse s’entrelacent désir et évanescence puisque “il lui demande un baiser” (une mesure avant le chiffre 30), “elle s’échappe” (une mesure après 30). Suite à une “nouvelle demande”, “elle s’échappe...” (troisième mesure du chiffre 30), puis “le rejoint, consentante” (huitième mesure du chiffre 30). Les indications de tempi coïncident avec ces alternances : “cédez” correspond à l’expression du désir, tandis que “mouvement” correspond à la tentative de fuite. Le consentement de la jeune fille sera signé par un “Très retenu”. La musique se présente donc dans ces mesures comme une illustration au “pas à pas” de cette dialectique dansée entre désir et évanescence. : les cuivres (trompettes et cors) s’opposent dans leurs accords tenus aux harpes (figure rythmique de sextolet). Cette première “confrontation” aboutit à une “amoureuse extase” (“Passionnément” du chiffre 32 puis quatre mesures avant le chiffre 34) que le “dépit” de la seconde jeune fille ne parvient à troubler. Le “mouvement de valse” du chiffre 38 marque la labilité du désir du jeune homme qui passe de l’une à l’autre des jeunes filles. La danse du nouveau couple, de joyeuse (chiffre 41), devient “tendre” (chiffre 42) : ce qui, immanquablement, provoque l’échappée de la jeune fille (chiffre 43). La dialectique du désir et de l’évanescence acquiert dans cette deuxième “action” une forme intensifiée : celle de la disparition (“au mouvement”) et, simultanément, de la fusion (“retenu”) puisque le jeune homme l’a rejointe. Les trilles des cordes (deuxième et sixième mesures du chiffre 43) marquent un espace de transition entre ces deux pôles (feuillages qui masquent ou frémissement de désir?). Leur danse reprend. Après la jalousie de la première jeune fille s’engage une danse à trois (chiffre 61) qui s’exalte progressivement (chiffre 63 : “en animant et augmentant”, “avec une expression toujours plus passionnée” ; chiffre 74 : “violent”) jusqu’à un “triple baiser” qui les “confond dans une extase” (chiffre 78 : “très modéré). La danse, en entrelaçant l’évanescence du mouvement et l’expression du désir permet ainsi d’aboutir au plaisir absolu. Le désir semble épuisé (“perdendosi”, une mesure avant le chiffre 80). C’est donc tout naturellement que l’évanescence reprend ses droits (on peut considérer que la balle de tennis “tombe à pic”). L’anapeste terminal scandera de manière ironique ce “et c’est tout” qui met fin aux fluides tribulations du plaisir. À l’instar de Thanatos infiltrant Pelléas et Mélisande, l’évanescence — cette menace pesant sur le plaisir — est ce qui, paradoxalement, permet son éclosion. Ainsi, le plaisir debussyste ne se tient pas tant dans l’absolu d’une possession que dans une subtile dialectique : la danse, en entrelaçant l’évanescence du mouvement et l’expression du désir, a ainsi permis d’aboutir au plaisir absolu.
JEUX ET DIALOGUES
De manière plus abstraite, plusieurs processus engagent par couples des “jeux”, des “dialogues” (pour reprendre des titres du compositeur) qui participent à la poïésis debussyste du plaisir. Ces quelques points, qui complètent les grandes antinomies entre Eros et Thanatos, entre désir et évanescence, montrent que Debussy accorde une réelle souplesse à l’organisation dialectique de principes adverses.
Le point et l’étale
L’étale est un terme maritime qui correspond au moment où la mer est stationnaire, entre le jusant et le flot ou entre le flot et le jusant. Musicalement, il s’agit d’une tenue, dont la durée nécessite qu’elle soit impartie aux cordes, à l’ambitus plus ou moins étendu qui ouvre un espace absolument lisse. Le point, lui, coïncide avec une individualité musicale qui s’affirme dans sa singularité : il est un solo qui se dégage sur l’étale. Les rapports entre point et étale engagent un dialogue paisible qui donne à l’espace une réelle dimension de plaisir : l’étale valorise le point en le générant. C’est le cas par exemple dans Rondes de printemps, troisième des Images pour orchestre, où les cordes divisées (énonçant l’harmonie pentatonique sol la si ré mi) supportent dans une longue tenue un solo de cor anglais (troisième mesure avant le chiffre 10) dont le la bémol saille ainsi avec intensité. De même émerge d’un accord parfait de ré bémol majeur le solo de hautbois et de flûte auquel est confié la thématique, dans le troisième mouvement de La Mer (cinquième mesure du chiffre 54), en s’en “extirpant” progressivement (si double bémol, puis si bémol, puis do bémol). Ce passage correspond à un étale dans le sens premier, entre le jusant (à partir du chiffre 52) et le flot (à partir de la mesure 187 : “En animant”). L’étale peut générer harmoniquement la ligne, comme dans la troisième mesure du chiffre 22 de Rondes de printemps (solo de cor anglais et de célesta fondé sur les notes la bécarre, do bécarre et ré bécarre, notes présentes dans l’harmonie des cordes).
Par ailleurs, l’étale, dans sa dialectique sereine avec le point, correspond très souvent à une “enclave” au sein du discours musical : la poïésis verticale s’intensifie d’une poïésis horizontale. Dans le premier mouvement de La Mer, les dix mesures précédant le chiffre 14 figurent explicitement une entité individuelle : elles possèdent leur armure (cinq bémols, mesure à 6/4) et leur tempo (“très modéré”, la noire à 104) propres. Un solo du cor anglais et de deux violoncelles (lesquels seront rejoints par les deux flûtes pour les quatre dernières mesures) se dégage sur des tenues de cordes. Cette “enclave” absolument lisse naît du “délitement” du rythme obsessionnel des cordes et prépare le zénith sonore, l’apogée. Cette “ère de la suspension” est en elle-même source de plaisir, tandis que la rupture du discours musical qu’elle nécessite y contribue.
Le mouvant et l’immobile
« Dire par la musique que tout flue, voilà qui peut tourner à la confusion si rien, dans l’organisation même de la partition, ne relie les contraires et les opposés » . C’est justement en reliant mouvant et immobile que Debussy nous donne la plus claire image du plaisir du devenir. L’image par excellence d’une conjonction du mouvant et de l’immobile est celle du gonfalon (ou gonfanon), c’est-à-dire de cet étendard de guerre à deux ou trois pointes du Moyen-Âge, que Debussy brandit en prélude littéraire à ses Rondes de printemps. Certaines notes, qui “polarisent” des harmonies différentes, assument musicalement cette fonction. C’est le cas au début du Prélude à l’après-midi d’un faune et au début de Rondes de printemps. Il s’agit d’ailleurs de la même note : un si bémol (ou la #). Dans le cas du Prélude, l’harmonie oscille entre un si bémol chiffré septième de dominante et un do # chiffré 5/6. Ces deux harmonies, fort étrangères l’une à l’autre, ont pour point commun ce la # ou si bémol. Dans Rondes de printemps, trois accords harmonisent le si bémol : deux premiers accords, reliés par un chromatisme descendants supérieur et un chromatisme ascendant inférieur, accords peu polarisés (fondés sur des tierces mineures). Le troisième engage de manière très nette une polarité de mi bémol majeur (l’enchaînement dominante tonique est d’ailleurs présent) :
EXEMPLE MUSICAL 2
L’immobile (les si bémols) est ici infléchi par ces trois harmonies qui lui donnent un sens différent. Le processus du mouvant et de l’immobile peut déboucher dans son exacerbation d’une part à la nouveauté, à la fois issue du mouvant et potentiellement soumise à devenir un invariant, et d’autre part à la répétition, cette mouvance de l’immobile (et quel meilleur exemple que la mélopée de Sirènes, troisième partie des Nocturnes ?).
Le plaisir provient aussi de la rupture de l’immobile. Les trente premières mesures de De l’aube à midi sur la mer sont fondées sur les quatre notes si, do #, fa #, sol #. Cet immobile mouvant (quatre notes auxquelles est accordé le mouvement par l’intensité, l’orchestration, la ligne descendante ou ascendante, et même la superposition) aboutit par son exacerbation à une mouvance immobile (ces cellules figurant le mouvement aux cordes en ré bémol majeur à partir de la mesure 31, mais se rattachant à l’immobilité par leur répétition) : le soleil — cet immobile ayant les apparences du mouvant grâce à la rotation terrestre — révèle par son irruption la surface de la mer — vaste espace dont les innombrables vagues constituent une mouvance immobile. Ainsi, l’immobile perpétuel en action dévoile une action perpétuelle et immobile.
De nombreux processus de “mise en mouvement” sont aussi à l’œuvre dans les partitions de Debussy. Dans le premier mouvement de La Mer, un tel processus est corroboré (six mesures avant le chiffre 10) par les indications “en animant” (cinq mesures avant le chiffre 10) et “au mouvement (un peu plus mouvementé)”. Le “mouvement” marque donc simultanément tempo et caractère. Tandis que le “mouvementé” est un caractère et recouvre ce qui a acquis du mouvement. La flûte est, dans ces quelques mesures, l’initiatrice de la “mise en mouvement” : elle provoque par “contamination” des imitations (première harpe, trois mesures avant le chiffre 10) et surtout des diminutions de valeurs rythmiques aux violoncelles divisés. Mais son rôle est surtout de systématiser un rythme apparu aux violoncelles (une croche, suivie d’un rythme pointé) quelques mesures auparavant (mesure 86), rythme qui culminera aux cordes à la deuxième mesure du chiffre 11, avant de s’installer en ostinato, ce qui signe son retour à un processus proche de la stagnation, c’est-à-dire de l’immobile (“presque lent”, chiffre 13). Les variations de ce rythme fluctuent donc entre mouvance — jusqu’au “mouvementé” —, et immobilité.
Et si des mesures de “pure mouvance” (par exemple du chiffre 45 au chiffre 46 du Dialogue du vent et de la mer) contiennent tant de plaisir, c’est tant du fait de leur propre énergie que de la fragmentation sonore qui a précédé (Jeux de vagues). D’autre part, le plaisir d’une “mise en mouvement” provient du processus de contamination engagé par une cellule en lutte avec un ensemble compact : l’élément iambique assez statique de la flûte et d’une partie du pupitre des violoncelles (chiffre 47 du troisième mouvement de La Mer) se trouve submergé par la “mure mouvance” des cordes, dès la neuvième mesure. Ces deux éléments se trouvent une deuxième fois en concurrence, en juxtaposition : le rythme ternaire engagé par les trompettes à la mesure 211 aboutit sur le iambe et sa tenue dont l’immobilité est irradiée par des trilles (les huit mesures précédant le chiffre 60). Puis l’élément ternaire revient aux cordes.
Pulsation et pulvérisation
La pulsation — organisation temporelle — et la pulvérisation — désorganisation spatiale — sont deux processus dynamiques et adverses dont la dialectique est au fondement de l’énergie de La Mer, de la pulsation pulvérisée (les sept rythmes superposés à la mesure 73 du premier mouvement) à la pulvérisation pulsée (au début de Jeux de vagues). Ces deux processus sont dans le même temps les deux points communs entre l’élément naturel (l’eau) et l’élément musical créé par Debussy. Dans ces intrications dialectiques se trouve une indéniable source de plaisir.
Pulvérisation et pulsation sont présents à l’état de germe dès les premières mesures de La Mer, laquelle se révèlera comme le lieu de l’affrontement de ces deux principes, privilégiant parfois l’un au profit de l’autre. Ainsi, la “diffraction” sonore produite par les harpes à la deuxième mesure, après le si initial (comme dans Jeux), procède à la fois d’une première pulsation (accordée à la tenue des contrebasses et au tremolo pianississimo de la timbale), et de la pulvérisation puisqu’un jeu d’écho s’instaure entre les deux harpes. Cependant, la pulvérisation représente un danger de désorganisation, puisqu’elle met en péril la ligne musicale, tout en malmenant la dynamique rythmique. C’est sans doute pour cela qu’il n’y a pas de réelle et durable culmination de la pulvérisation dans la musique de Debussy. Un des exemples les plus frappants reste l’extraordinaire et fugace Jeux de vagues, dont les premières mesures, déjà évoquées, irisent la tenue pianissimo du cor anglais, des deux clarinettes en la et des deux bassons par des tremolos de cordes, des pizzicati, deux notes de glockenspiel, et un arpège de harpe. De rares passages présentent aussi une valorisation de la pulvérisation au profit de la pulsation comme dans le début de la coda du même mouvement, où la pulsation “s’éteint” (mesure 219) au profit de l’espace (glissandi de harpe au chiffre 39), puis d’une sorte de Klangfarbenmelodie (sorte d’insensible pulvérisation des timbres) entre cors, bassons et clarinettes aux mesures 231 à 236.
À l’inverse, la pulsation culmine très souvent, souvent par “dénaturation” de la pulvérisation, comme en témoignent les mesures 94 à 118 du troisième mouvement. Un ostinato rythmique véhément est présent aux cordes depuis plusieurs mesures (répétition de la cellule croche-croche pointée-double). Avant la mesure 94, les vents avaient un rôle plutôt thématique (les bassons conserveront ce rôle). Or, subitement, l’on assiste de leur part à une pulvérisation de ce rythme qui commence à les “contaminer”. La dynamique est double : spatiale (puisque le principe de pulvérisation touche de manière différente les différents vents), mais aussi temporelle. Ainsi, mesure 94, les cors sont les plus proches de la figure rythmique des cordes (iambe), suivis par les grandes flûtes (appoggiature), pour finir par la seconde majeure produite par les deux clarinettes et la sixte augmentée des deux hautbois, qui semblent avoir comprimé le rythme en intervalle. Du iambe à l’intervalle, en passant par la petite note appoggiature, le rythme des cordes se trouve pulvérisé. Mais c’est l’ostinato qui trouvera gain de cause, en influençant progressivement les vents. Les iambes et les appoggiatures se multiplient, la seconde acquiert une valeur pulsative de plus en plus prononcée : d’abord une pulsation à la blanche, mesures 98 à 101 par exemple, puis, par radicalisation, cet intervalle se trouve assimilé à un rythme précis (le rythme pointé, à partir de la mesure 108). À la mesure 115, le phénomène de pulvérisation s’évanouit définitivement au profit d’une systématisation de la pulsation qui atteint son paroxysme dans le “bloc” créé par les vents au chiffre 51, tout entier dédié à la dramatisation du rythme pointé.
Mais pulvérisation et pulsation aboutissent aussi à des instants de superposition sereine, voire de conciliation. Leur interaction non adversative est aussi une des sources de poïétique hédoniste de la partition. Elle se réalise dans Jeux de vagues au chiffre 21 par la superposition des deux processus appliqués à deux notes : la # et do #. Celles-ci, confiées à deux flûtes et deux clarinettes, sont traitées en rythme de boléro (piano, “très léger”). Dans le même temps, elles sont pulvérisées au glockenspiel, aux deux harpes en formant de petites fulgurances qui traversent trois octaves. À la mesure 62, soit deux mesures plus tard, l’intervention des premiers et deuxièmes violons (toujours sur les deux notes susmentionnées) crée un espace “de transition” entre rythme des flûtes et clarinettes et pulvérisation des harpes et glockenspiel, ce qui renforce l’osmose des deux principes. En effet, les pizzicati des deux pupitres participent à la pulsation, tandis que le trille relève davantage d’un jeu sur le timbre qui se rattache de ce fait à la pulvérisation. Cette étroite union des deux principes provoque un des lieux fascinants de la partition.
Pour finir, un dernier exemple pris dans Rondes de printemps (troisième des Images pour orchestre), où pulsation et pulvérisation se combinent autour d’une cellule de quatre notes (chiffre 11) : le chromatisme descendant ré - do # - do bécarre - si. À la deuxième mesure du chiffre 11, cette cellule est confiée en triolets de doubles au deuxième pupitre de premiers violons (doublée à l’octave) et au cor anglais. Elle est présente sous la forme ré - si en harmoniques dans l’extrême aigu au premier pupitre des premiers violons en croches, au célesta en sextolet. À la troisième mesure du même chiffre, elle apparaît à la deuxième flûte, en miroir, avec élimination du do bécarre, et doublé à la tierce supérieure par la première flûte. Elle est déformée en “terminaison de trille” au premier cor à la quatrième mesure, aux deux clarinettes en si bémol à la cinquième mesure. L’aspect “doux et flottant” de ces quelques mesures provient en grande partie de ce “fouillis pulsé” au sein duquel une unique cellule — harmonisée par des trémolos et des harmoniques des cordes (hormis les premier et deuxième pupitres de premiers violons) — introduit une palpitation rythmique par sa propre pulvérisation.
CONCLUSION
La poïésis hédoniste de Debussy nous a conduits en amont de la dialectique, en ces lieux où le plaisir n’est plus seulement un principe qui s’octroie, se discute, se nuance, mais une évidence qui est simultanément cause (une poïésis) et conséquence (une esthétique) du phénomène sonore. Le plaisir est en effet cause par le processus dynamique qu’il engage : les couples Eros et Thanatos, désir et évanescence, point et étale, mouvance et immobilité, pulsation et pulvérisation retracent l’ambivalence fondamentale de tout humain dont l’énergie provient des interactions entre pulsions de vie et pulsions de mort. Le plaisir est aussi conséquence : pour l’auditeur, mais aussi pour l’interprète. Voici d’ailleurs ce qu’affirme Jacques Jansen, dont la carrière s’articula autour du rôle de Pelléas :
Inghelbrecht a réuni pour moi l’Orchestre National et m’a fait chanter la scène de la fontaine, la première, et la scène de la tour. Je suis sorti de l’expérience : ivre. Il m’a semblé que je pouvais mourir, que j’avais atteint le summum des jouissances humaines, que rien, jamais rien, n’atteindrait cette qualité d’émotion, cette joie intense que j’avais alors ressenties.
Les temps et les espaces dévolus au plaisir montrent ainsi l’architecture complexe d’un hédonisme qui relève simultanément d’une mémoire du passé musical, d’un souci de l’instantané et d’une profonde liberté jugée « moderne » par les contemporains de Debussy, et qui engage à la fois la vie privée, les composantes littéraires de la création et les influences artistiques.
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Il est néanmoins frappant que le plaisir puisse rejoindre la demi-teinte (peut-être héritée de cette tradition littéraire française de la litote, conditionnée par un art de la suggestion et de la retenue), du « fondu enchaîné perpétuel » , de la « demi-clarté » : ainsi est publiée en 1882 En sourdine : Calmes dans le demi-jour, mélodie pour voix et piano (dont la deuxième version — dans les Fêtes galantes — date de 1891), signant l’étroite fusion entre son et lumière réalisée dans des brumes, des demi-teintes lesquelles, suggérant, déploient avec efficacité leur sensuel onirisme. La brume est même souvent connotée tristement, comme dans la Chanson triste : On entend un chant sur l’eau dans la brume de 1883 ou le Paysage sentimental : Le ciel d’hiver si doux, si triste, si dormant de la même année. L’esthétique debussyste n’exclut nullement un plaisir ouaté, teinté de nostalgie, peut-être hérité du spleen baudelairien et du symbolisme littéraire. Les dernières œuvres de Debussy présenteront d’ailleurs une attirance pour une forme d’austérité, ou plutôt une sorte de plaisir insaisissable et ténu :
Dans ce dernier groupe d’œuvres exclusivement consacré à la musique de chambre — genre qu’il n’avait plus pratiqué depuis la composition du Quatuor à cordes —, on constate l’effort du musicien vers un art plus tendu, plus austère, plus dépourvu de séductions immédiates, mais d’une richesse d’inspiration inégalée : elles continuent Jeux dans l’approfondissement d’une vérité esthétique sans précédent visible .
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In fine, le plaisir est ainsi ce qui échappe : au temps (par son instantanéité), à l’espace (in ne saurait se tenir en un lieu précis) et au sens. Seul le processus dialectique qu’il engage nécessairement peut être appréhendé. Des deux principales antagonistes, l’un relevait toujours du désir, c’est-à-dire de la tension cherchant sa résolution. Et, dans la poïésis debussyste, il semblerait que le désir ne puisse aboutir au plaisir (qui signe sa résolution) que lorsqu’il se trouve menacé (par Thanatos, l’évanescence, la pulvérisation, l’immobilité…). Or le plaisir transcende ce qui le menace, transcende ce qui le cause, échappe à toute définition : il est insaisissable. Il n’est hélas possible de parler que de poïésis hédoniste, et non du plaisir lui-même — hormis sa fascinante aptitude, justement, à se dégager de toute emprise verbale. Une ultime dialectique en témoignera :
« — Alors, qu’est-ce que le plaisir ?
— C’est un « je-ne-sais-quoi » marqué par l’évanescence.
— Et alors, que sont ces quelques mesures en ré bémol majeur du Prélude à l’après-midi du faune ?
— C’est le plaisir ! … et c’est tout. »
— C’est un « je-ne-sais-quoi » marqué par l’évanescence.
— Et alors, que sont ces quelques mesures en ré bémol majeur du Prélude à l’après-midi du faune ?
— C’est le plaisir ! … et c’est tout. »
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En dernier lieu, le Plaisir permet une véritable approche didactique de la musique. Car l’émotion, le ressenti subjectif peuvent constituer de véritables catalyseurs de l’approche musicale. L’enseignement de la musique peut prendre ses racines dans le plaisir d’écoute des élèves et étudiants. Et c’est bien souvent sur le Plaisir de l’écoute que se fonde le désir d’analyse musicale. Et c’est parfois sur l’interprétation du ressenti que se fondent certaines vocations de musicologues.