L’échelle pentatonique chinoise : structure et symbolique

La gamme dodécaphonique tempérée[1] n’était pas inconnue des Chinois[2]. Cependant, ils ont préféré utiliser les échelles pentatoniques pour composer leur musique quand les occidentaux ont privilégié les échelles heptatoniques. Comme nous le verrons, la symbolique a été déterminante dans ce choix. En outre, la structure mathématique de l’échelle pentatonique chinoise, si elle est identique à celle du blues, reste toutefois fort différente de celle qu’ont choisi par exemple les Japonais.




Pour mieux comprendre… quelques jalons :

La musique occidentale prend comme référence l’échelle[3] dodécaphonique tempérée qui est composée, comme son nom l’indique, de 12 intervalles. Chaque « barreau » de celle-ci est constitué d’un demi-ton. C’est la plus large que l’on puisse trouver dans la musique occidentale. Les autres échelles correspondent en fait à une sélection d’un certain nombre de ces sons et permettent donc de passer à l’octave avec un nombre et une « largeur de pas » différents.
Elle peut être écrite comme suit :

Ou représentée par une suite de chiffres qui symbolisent la taille de chaque « barreau » ou intervalle, c’est à dire la quantité de demi-tons qui séparent deux sons.
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
Nous rappelons que le demi-ton est le plus petit intervalle séparant deux notes dans le système de musique occidentale[4]. C’est donc lui qu’il est plus pratique d’utiliser comme unité de base et non pas le ton, qui est constitué de 2 demi-tons.
Ainsi il est possible de former 351 échelles de 1 à 11 degrés. Les échelles pentatoniques constituent donc une petite partie de ces dernières : celles à 5 degrés, constituées de 5 sons[5].
Rappelons également que le type d’échelle occidentale de référence est l’échelle heptatonique, dont fait partie, par exemple, la gamme de do majeur.
Qui s’écrit comme suit :

L’échelle heptatonique dont elle est issue peut donc se formaliser ainsi :
2 2 1 2 2 2 1


Mécanique de l’échelle pentatonique chinoise
Ainsi les échelles pentatoniques sont des combinaisons de 5 intervalles ou 5 sons[6]. Parmi celles-ci certaines ont été privilégiées par la musique chinoise quand d’autres sont plutôt utilisées par d’autres traditions. En effet il existe au total 66 échelles pentatoniques distinctes.
On peut formaliser la structure de l’échelle pentatonique chinoise ainsi :
3 2 3 2 2
Voici un exemple en prenant La comme tonique :

On remarque qu’il suffit d’enlever, par rapport à l’exemple précédent de la gamme de do majeur, le Si et le Mi, donc deux sons ou deux intervalles de l’échelle heptatonique classique. Ce qui nous ramène bien à 5 intervalles.
Alors que le blues utilise, entre autres, la même échelle que l’échelle pentatonique chinoise, il n’en est pas de même pour d’autres musiques asiatiques. En effet, si nous formalisons l’échelle pentatonique japonaise ou javanaise cela nous donne:
4 1 4 1 2

Cela nous permet de nous rendre compte de la différence à la fois structurelle et sonore avec l’échelle chinoise.

Le cycle de l’échelle
Les échelles pentatoniques sont à permutation circulaire complète[7]. C’est à dire qu’il est possible de réaliser une octaviation[8] selon un cycle complet[9]. Ainsi, il existe autant de permutations circulaires possibles que de nombre d’éléments de l’échelle, ce qui permet une certaine richesse musicale au sein même de cette dernière.
Voici comment l’on pourrait formaliser ces permutations circulaires et le cycle complet :
3 2 3 2 2
2 3 2 2 3
3 2 2 3 2
2 2 3 2 3
2 3 2 3 2

Les modes
Chaque permutation circulaire est appelée mode. Une échelle peut donc générer un ou plusieurs modes. C’est à dire qu’un mode matérialise un état donné de l’échelle et par conséquent la répartition précise des intervalles au sein de celle-ci. Ainsi, l’échelle pentatonique chinoise permet de générer 5 modes. Au total, les 66 échelles pentatoniques possèdent donc 330 modes.
Il ne reste plus ensuite qu’à choisir une tonique, c’est à dire la note de départ. Elle est importante puisque c’est à partir de ce choix que les autres notes vont être déterminées suivant les intervalles indiqués par le mode de l’échelle choisi. C’est ainsi que les Chinois ont, traditionnellement, plutôt favorisé le « mode kong » ou « mode de Fa » pour des raisons symboliques[10]. On peut noter qu’il s’agit là du 4e élément du cycle.

Cinq sons à haute valeur symbolique
Bien que nous achevions cet article par la dimension symbolique de l’échelle pentatonique chinoise, c’est elle qui, au contraire, a présidé à la sélection de 5 sons parmi l’échelle dodécaphonique tempérée.
Dans bien des cultures, la symbolique du chiffre 5 apparaît souvent comme étant basée sur la structure de la main. De cette manière s’est probablement fait le choix des 5 dynamismes chinois, qui ont contribués à la sélection des 5 sons musicaux, également appelés « Wu Yin ». Selon la légende, ils auraient été fixés par l’empereur mythique Huang Di dit « l’Empereur Jaune ».
Portrait de l’Empereur Huangdi

Pour se mettre au « diapason » avec l’univers
Les sons seraient à la source de la matière dans beaucoup de civilisations. Ainsi est probablement née chez les Chinois l’idée de leur influence sur celle-ci. En effet, en perpétuelle recherche d'harmonie entre les hommes et l'univers, ils ont tenté de trouver des corrélations entre cette harmonie universelle, ou sa vibration, et certains sons afin de s'accorder avec elle ou l'influencer. C'est pourquoi ils ont cherché à établir tout un système de correspondances entre les « Wu Yin », les 5 dynamismes et d’autres éléments naturels ou humains[11]. Ainsi, les Chinois ont attribué la note Fa[12] au son fondamental de la nature, également son du royaume des morts et de la voix calme, sans émotion.

Les Wu Yin

Les 5 sons et leurs correspondances


Le « Li-Ki »[13], distingue les sons nets et limpides symboles du ciel, des sons vigoureux et puissants qui représentent la terre. La musique permet de mettre ces deux mondes en relation par le biais de l’intervalle harmonique né de la production de deux sons. On comprend alors aisément que la notion de tonique pour les Chinois ne revêt pas l’importance que lui donne la musique occidentale. De ce fait, même si la tradition[14] a attribué à chaque son une note déterminée, ce sont les intervalles entre les sons qui en sont le fondement. Par conséquent, il est essentiel d’avoir en tête que les wu yin sont une notion plus ouverte, dynamique et abstraite que notre mode occidental de pensée pourrait nous le faire croire de prime abord.
Les Wu Yin désignent la succession d’intervalles de l’échelle pentatonique ce qui permet de la transposer dans toutes les tessitures. Ce fonctionnement permet d’ailleurs à la musique chinoise de n’être pas figée et bien plus riche que si elle s’était cantonnée à 5 malheureuses notes. D’autant que l’harmonie de la nature n’est pas figée et évolue elle aussi. Afin de rester en cohésion avec elle, la gamme était, dès lors, transposée chaque mois. Pendant la 11e lune, elle était : fa, sol, la, do, ré ; pour la 12e lune, on la transposait à fa #, sol #, la #, do #, ré # etc.
Cela ne signifie pas cependant que la notion de mode soit exclue du concept chinois. Les 5 sons de la gamme pentatonique sont déclinés en 5 modes : le mode Kong, le mode Shang, le mode Jiao, le mode Zhi, et le mode Yu (cf. plus haut). Ces derniers pouvaient être mis en relation avec les 12 « liu » ou notes composant la gamme dodécaphonique tempérée, offrant donc à la musique chinoise une grande richesse de registres.

Wu Sheng : un instrument d’état

Il est bien entendu, que seule une musique raffinée peut reproduire l’harmonie du ciel et de la terre. La musique du peuple, destinée à divertir les hommes, ne peut parvenir à ce résultat. Puisque la musique représente la quintessence de cette harmonie ou dysharmonie, les empereurs lui accordaient une grande importance. Elle était même considérée comme un moyen de maintient de l’ordre et un reflet du bon ou du mauvais gouvernement. En effet, l’harmonie favorise l’obéissance et l’acceptation de la place de chacun dans la hiérarchie sociale. C’est pourquoi les empereurs de Chine hiérarchisèrent les Wu Yin afin de symboliser l’ordre au sein de l’Etat : Kong représente le prince, Shang les ministres etc. Si l’un des sons est bouleversé c’est le signe d’un déséquilibre. Par exemple, des ministres corrompus affecteront Shang. La tradition dit que si l’ensemble des cinq sons sont confus, c’est que le désordre règne et que chacun ne respecte plus son rang, cherchant à empiéter sur celui des autres, et annonce au prince la perte de son royaume en moins d’un jour.
Ces sons sont utilisés de puis très longtemps par la médecine chinoise puisqu’ils permettraient d’agir sur les énergies internes. Ainsi, certaines pratiques énergétiques taoïstes[15] consistent en l’émission d’un de ces sons en exécutant certains mouvements dans un but curatif. En effet, chaque son entrerait en harmonie avec la fréquence vibratoire de certains organes permettant ainsi de rééquilibrer leur énergie. Au reste, chaque son aurait une influence sur nos émotions et permettrait de développer en nous certaines vertus du caractère. Autre utilisation pratique des sons : des carillons de bambou ou de métal à 5 tiges étaient et sont encore utilisés de nos jours par le Feng Shui pour « harmoniser » l’énergie d’un lieu ou pour le protéger de mauvaises influences.

Carillon de métal à 5 tiges en forme de pagode

La musique chinoise n'échappe donc pas, comme beaucoup d'arts ou disciplines en Chine, à une vision du monde particulière et aux règles qui en découlent. Souvent associée aux cérémonies officielles ou aux rites religieux, elle revêt un caractère fortement sacré, presque magique et chaque son a ses vertus. Les pratiques médicales utilisant les sons sont probablement à relier à celles que l’on trouve en Inde. Il est d’ailleurs fort probable qu’elles aient été introduites en Chine en même temps que le Bouddhisme ainsi que d’autres techniques de soins ou pratiques physiques.

Nathalie BERNARD





En savoir plus :

· Théorie musicale : « Démystifier la théorie musicale », Gérard Charnoz, éd° du Makar, Paris, 1998, 134 p, ISBN 2-9506068-4-9
Quelques indications succinctes sur les bases de la musique occidentale. Concernant les échelles pentatoniques, attention toutefois, c'est très approximatif. http://www.chez.com/netharmonie/harmonie.html#photo
· « Histoire de la musique », vol. 1, dir. Roland-Manuel, éd° Gallimard, 1960.
Cet ouvrage a été réédité en 2001. Très peu de place est consacrée aux musiques qui ne touchent pas la sphère occidentale. On peut néanmoins trouver des informations très intéressantes dans le chapitre "la musique dans les civilisations non européennes" (p131 à 349) notamment "Musique, mythologie et rites" par Marius Schneider et "La musique chinoise" par Ma Hiao-tsiun.
· The Internet Chinese Music Archive : http://www.ibiblio.org/chinese-music/html/traditional.html
Parce que parler de musique c'est bien, mais en écouter c'est mieux...


[1] Il s’agit de la gamme chromatique, qui divise l’octave en 12 parties égales.
[2] Elle aurait été découverte par Ling Lun, cf. l’article sur la musique chinoise sur ce même site.
[3] Plutôt que « gamme », nous préférons parler d’échelle. Ces dernières permettent d’élargir la vision à la structure de la musique dans son ensemble et donc de mieux en comprendre le fonctionnement. Le terme de gamme étant beaucoup plus restrictif.
[4] Certaines musiques, comme par exemple la musique arabe ou la musique indienne, comportent des subdivisions encore plus subtiles.
[5] Ne parlons pas de note de musique pour l’instant, cela n’a lieu d’être qu’en considérant les tonalités.
[6] L’octave n’est en fait que le double de la fréquence hertzienne de la tonique, c’est à dire du premier son, qu’il est donc inutile de compter.
[7] Il est utile de rappeler que toutes les échelles musicales ne sont pas à permutation complètes, certaines sont à permutation nulle (c’est le cas de l’échelle dodécaphonique tempérée) ou limitée.
[8] Il s’agit de déplacer le premier élément de l’échelle en dernière position.
[9] Réaliser une octaviation supplémentaire nous ferait retomber au point de départ du cycle.
[10] Nous reviendrons sur ce point mais voir aussi la légende de Ling Lun et de Huang Di sur le site de Trân Quang Hai. Certains ont plutôt attribué la note Do à la tonique mais ils s'appuient sur des ouvrages occidentaux, dont celui de Louis Laloy qui date du début du siècle. Nous avons donc accordé plus de crédit à Trân Quang Hai, auteur vietnamien et chercheur au CNRS et à Marius Shneider.
[11] Voir tableau présenté plus loin.
[12] Ou fa # selon certains.
[13] Mémoires sur les bienséances et les cérémonies
[14] On est en droit de se demander de quelle tradition il est question. En effet, ne s’agit-il pas finalement de la traduction par ou pour les occidentaux d’un concept qui n’a pas d’autre correspondance culturelle que mathématique (les intervalles) et donc d’une façon là aussi de faire s’accorder et se comprendre deux mondes distincts ? Ce qui explique les nombreuses contradictions que l’on trouve parmi les sources.
[15] Comme le Dao Yin par exemple.