Beethoven - Quatuor n°14 - Analyse



Présentation

L’intitulé du programme du bac indique l’étude détaillée du dernier mouvement de l’œuvre, mais insiste sur la nécessité d’écouter l’ensemble du Quatuor. Cette recommandation se trouve adaptée à cette œuvre plus qu’à aucune autre : en effet, le compositeur a composé les sept mouvements de telle sorte qu’ils soient étroitement liés les uns aux autres, par deux procédés :

  • l’utilisation de double-barres non conclusives à la fin de chaque mouvement, et 
  • les correspondances que le dernier mouvement entretien avec les mouvements antérieurs.  


Le quatuor n°14 opus 131 (en Ut # mineur) présente une physionomie très originale (encore plus que les précédents) : il comporte 7 mouvements qui se jouent sans interruption. Le style d’écriture contrapuntique et le style instrumental original du quatuor beethovénien atteignent leur sommet. Ecriture et instrument sont totalement soumis à la pensée musicale, au mépris de toutes formules en usage.

  • Le 1er morceau est lent, fugue au style et à l’écriture strictes, mais à la forme libre.
  • Le 2ème est un allegro sans forme précise, et qui semble n’être qu’une ample improvisation polyphonique faisant fi des habitudes d’oreilles et des règles académiques, suscitant des rencontres d’une rudesse inconnue à l’époque.
  • Le 3ème : courte partie assez complexe, allegro puis adagio, sorte d’intermezzo improvisé à la fin duquel Beethoven introduit le récitatif.
  • Le 4ème mouvement : centre et sommet de l’œuvre, est un andante traité avec une grandeur insolite en vastes variations amplificatrices.
  • Le 5ème mouvement : presto en forme de scherzo, l’un des plus développés de Beethoven. Il s’interrompt avec brusquerie pour faire place au 6ème mouvement.
  • Le 6ème mouvement : bref adagio, qui est encore une improvisation libre.
  • Le 7ème mouvement : après tant de liberté et d’audaces, voici un finale en forme sonate stricte, mais avec quelques propositions (exposition de 77 mesures – développement de 82 – réexposition de 103 et coda de 126 ! >> progression singulière).


Karl Müller a fait en 1886 une orchestration de ce quatorzième quatuor qu’il a baptisée du titre de Dixième Symphonie !


Témoignages


Les derniers quatuors
« Il est hors de doute que Beethoven, dans ses dernières compositions, a considéré l’art sous un autre point de vue qu’on ne l’avait fait alors, et qu’il a eu un autre objet que de charmer l’oreille par le développement successif de quelques phrases principales, par des mélodies heureuses, ou par de belles combinaisons harmoniques. Car, bien qu’il y représente sous une infinité de formes les thèmes de ces mêmes compositions, il les enveloppe en général de tant d’obscurités ; ces thèmes sont pour la plupart, si vagues. Les chocs des sons y sont souvent si durs, si désagréables à l’oreille. L’ensemble, enfin, y a si peu de charme et de clarté… »
François-Joseph FETIS in Revue Musicale, 1830.

Ce qu’on appelle postérité…
Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admise tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de le comprendre, les fera croître et multiplier. Ce sont les quatuors de Beethoven (les quatuors XII, XIII, XIV et XV) qui ont mis cinquante ans à faire naître, à grossir le public des quatuors de Beethoven, réalisant ainsi comme tous les chefs-d’œuvre un progrès sinon dans la valeur des artistes, du moins dans la société des esprits, largement composée aujourd’hui de ce qui était introuvable quand le chef-d’œuvre parut, c’est-à-dire capables de l’aimer. Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre.
Marcel PROUST (1871-1922),
A la recherche du temps perdu, A l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919)

Dans les derniers quatuors, qui explorent des profondeurs métaphysiques parfois effrayantes, s’incarne un art musical si élaboré et si spécifique qu’il n’eut guère de descendance, sauf peut-être, au 20ème siècle, dans les Quatuors de Bartók. Le célèbre violoniste Schuppanzigh, qui assura la création du Quatuor op. 130 en mars 1826, se plaignit à Beethoven de la difficulté d’exécution et s’entendit répondre : « Croyez que je pense à votre misérable violon lorsque l’Esprit me parle ? ».


UNE SORTE DE MALAISE…
Il y avait dans la salle à peu près deux cents personnes qui écoutaient avec une religieuse attention. Au bout de quelques minutes, une sorte de malaise se manifesta dans l’auditoire, on commença à parler à voix basse, chacun communiquant à son voisin l’ennui qu’il éprouvait ; enfin, incapables de résister plus longtemps à une pareille fatigue, les dix-neuf vingtièmes des assistants se levèrent en déclarant hautement que c’était insupportable, incompréhensible, ridicule ; « c’est l’œuvre d’un fou, ça n’a pas de sens commun », etc.
Le silence fut réclamé par un petit nombre d’auditeurs et le quatuor se termina. Alors la rumeur de blâme, si difficilement contenue, éclata sans ménagements : on alla jusqu’à accuser M. Baillot de se moquer du public en présentant de pareilles extravagances. Quelques ardents admirateurs de Beethoven déploraient timidement la perte de sa raison. « On voit bien, disaient-ils, que sa tête est dérangée ; quel dommage ! Un si grand homme ! Produire de tels monstres après tant de chefs-d’œuvre ! ».
Cependant dans un coin de l’appartement, se trouvait un petit groupe (et il faut bien que j’avoue que j’en faisais partie, quoi qu’on en puisse dire) dont les sensations et les pensées étaient, bien différentes. Les membres de cette fraction imperceptible du public, se doutant bien de l’effet qu’allait produire sur la masse l’exécution du nouveau quatuor, s’étaient réunis pour n’être pas troubles dans leur contemplation. A quelques mesures du premier morceau, je commençais à craindre de m’ennuyer sans que l’attention avec laquelle j’écoutais perdît de son intensité. Plus loin, ce chaos paraissait se débrouiller : au moment où la patience du public se lassait, la mienne se ranimait et j’entrais sous l’influence du génie de l’auteur. Insensiblement, son action devint plus forte. J’éprouvais un trouble inaccoutumé dans la circulation, les pulsations de mes artères devenaient plus rapides ; dès le second morceau qui succède au premier sans interruption, pétrifié d’étonnement, je me retournai vers un de mes voisins et je vis sa figure pâle, couverte de sueur et tous les autres immobiles comme des statues. Peu à peu, je sentis un poids affreux oppresser ma poitrine comme un horrible cauchemar, et sentis mes cheveux se hérisser, mes dents se serrer avec force, tous mes muscles se contracter et enfin, à l’apparition d’une phrase du finale, rendue avec la dernière violence par l’archet énergique de Baillot, des larmes froides, des larmes de l’angoisse et de la terreur, se firent péniblement jour à travers mes paupières et vinrent mettre le comble à cette cruelle émotion…
Hector Berlioz, Quatuor en ut dièse mineur de Beethoven.

Unité de l'oeuvre

La partition comprend sept mouvements conçus pour se jouer pratiquement sans interruption. Elle semble construite d’un seul bloc tant se révèlent les liens harmoniques et surtout rythmiques puissants qui assurent l’unité.
L’unité thématique est assurée par un motif de quatre notes, proche, sinon commun de surcroît, aux deux quatuors précédents opus 130 et 132 :


L’utilisation d’un motif de quatre notes pour lier le matériau thématique de l’ensemble du quatuor — très neuve pour l’époque — se situe d’ores et déjà dans une perspective très contemporaine : ce n’est que vers la fin du siècle que ce procédé va se développer avec Vincent d’Indy et son procédé cyclique. Wagner fera de même en Allemagne…

Tel que le définit Vincent d’INDY, créateur du terme, le « cyclisme » est un procédé de construction qui permet, non pas, comme on le croit parfois, de rappeler dans un mouvement les thèmes des mouvements précédents, mais de constituer dans chaque mouvement des thèmes nouveaux, issus par dérivation d’un thème antérieur dont les éléments générateurs seront dits « motifs cycliques ».



Analyse du 7è mouvement

Wagner le qualifie de « danse du monde menée par le formidable ménétrier ». C’est une véritable « bataille instrumentale ».

Les mouvements en forme sonate traditionnelle présentent une structure symétrique, l'exposition et la réexposition de deux thèmes encadrant un développement ; le tout est conclu par une coda généralement assez brève. Beethoven a déjà montré, au moins depuis la Symphonie héroïque, une forte propension à bousculer les proportions de ces sections. Mais dans ce finale, la symétrie est totalement abandonnée au profit d'une conduite en expansion :

  • Exposition, mes. 1 à 77
  • Développement, mes. 78 à 159 
  • Réexposition, mes. 160 à 261
  • Coda, mes. 262 à 388. 
Le matériel thématique oppose deux thèmes constitués chacun de plusieurs motifs, que l'exposition présente avec un trajet harmonique d'une parfaite clarté : A à la tonique, B à la relative (opposition traditionnelle, dans style classique, pour le cas où le mode initial est mineur).

Période de composition : de décembre 1825 (premières esquisses) à juillet 1826.
Dédié au baron von Stutteheim ; édité chez Schott (Mayence) en avril 1827.

Partition du 7ème mouvement analysée

Tableau : Analyse du 7ème mouvement





Conclusion

Fruits d’une méditation solitaire, fermée au monde extérieur par la surdité, ils relèvent d une recherche qui les rend complexes, moins spontanés, au point de sembler parfois assez hermétiques. Le travail très développé des idées et leur abondance accroissent souvent les proportions des mouvements qui peuvent paraître longs à l’auditoire. L’écoute doit donc se faire différente. Il ne faut pas s’attacher à un thème, chercher à le retrouver, mais admettre cette « mélodie infinie » et se laisser emporter par sa richesse, sa variété, sa mouvance. Moins débordante de lyrisme, peut-être, elle gagne en intimité, en richesse, en nuances.
Le cadre et la forme sont aussi profondément bouleversés. Le plan habituel en quatre mouvements contrastés peut être pulvérisé au profit d’une succession de mouvements plus courts, peu différenciés. Les développements, complexes, savants, recherchent l’innovation rythmique ou harmonique, ce qui ne va pas sans certains frottements surprenants. A la limite, certains passages très travaillés dans la Grande Fugue par exemple, semblent plus satisfaisants à la lecture qu’à l’audition.
Cette polyphonie complexe est encore renforcée par l’autonomie des instruments. L’auteur leur impose un élargissement de leur tessiture, et donc un accroissement de leurs possibilités techniques. Cette exigence ne s’adresse pas qu’au seul premier violon. Il n’y a plus maintenant préséances et voix secondaires, solistes et comparses, mais quatre partenaires égaux, unis dans un dialogue d’une incroyable fluidité. La cohésion entre eux devient si totale qu’on a l’impression d’entendre un récitatif continu.
Ces derniers quatuors sont-ils alors œuvres de pointe, valables au seul plan intellectuel ? Œuvres d’avant-garde certes ! Mais non pas intellectuelles, car les recherches n’étouffent jamais le monde intérieur de Beethoven, bouillonnant de lyrisme, de révolte dramatique et de vitalité !
A la rigueur qu’impose l’écriture à 4 parties s’oppose, dans les derniers quatuors, une très grande liberté, qu’il s’agisse du nombre (de 4 à 7) ou de la disposition des mouvements, de l’expression (nombreux changements de tempo à l’intérieur d’un même mouvement). Très en avance sur leur temps, ils ne commencèrent à être appréciés du public qu’à la fin du 19ème siècle.